TORI ET LOKITA
Aujourd’hui en Belgique, un jeune garçon et une adolescente venus seuls d’Afrique opposent leur invincible amitié aux difficiles conditions de leur exil.
Critique du film
Jean-Pierre et Luc Dardenne sont parmi les réalisateurs les plus chevronnés et primés du cinéma contemporain. Au même titre que Francis Ford Coppola ou Michael Haneke, ils font partie du club très fermé des doubles vainqueurs de la Palme d’or du festival de Cannes, en 1999 avec Rosetta, et en 2005 avec L’enfant. Tori et Lokita est leur nouveau long-métrage, avec la particularité d’avoir pour personnages principaux deux comédiens non professionnels, Pablo Schils et Joely Mbundu, faux frères et sœurs mais unis par un lien indéfectible. Comme souvent chez les frères réalisateurs, si le théâtre est la Belgique, le sujet du film est tout ce qu’il y a de plus universel. La migration, ici d’enfants partis d’Afrique subsaharienne, est une thématique majeure du contemporain qui entre parfaitement dans le champ des préoccupations de ces deux grands auteurs.
Le dispositif est presque toujours le même depuis une trentaine d’années : un cadre social âpre qui se déploie devant les yeux du spectateur, installant une atmosphère chargée, qui finit par devenir étouffante, prenant en étau pour ne jamais relâcher son étreinte. Tori et Lokita forment une famille recomposée. Le jeune garçon est orphelin, un de ces « enfants sorciers » abandonnés par leur famille car supposément marqués par le saut du malin, encouragés par les Eglises locales évangélistes. Ce statut particulier lui permet d’avoir le statut de réfugié et d’obtenir des papiers en règle. Lokita, plus âgée, ne bénéficie pas des mêmes égards, et après plusieurs interrogatoires poussés, la supercherie de leur supposée fratrie éclate, la laissant dans une voie sans issue. La situation déjà compliquée s’aggrave encore pour devenir intenable.
La noirceur de l’intrigue est particulièrement aiguë, même pour un film des Dardenne. Les deux jeunes gens sont en proie à plusieurs aléas incontrôlables, que ce soit les passeurs qui leur réclament de l’argent avec des menaces de violence, les dealeurs qui les emploient et se montrent d’une grande violence avec eux, et cet Etat qui ne veut rien entendre aux supplications de Lokita, livrée à elle-même. Devenue majeure, sans papiers, la jeune femme n’a d’autre choix que d’essayer d’en obtenir par des moyens illégaux, jetant son destin aux griffes de malfrats de la pire espèce, l’utilisant pour leurs cultures clandestines de cannabis. Si toute cette première partie est plutôt réussie, l’épaisseur du drame qui se prépare est déjà perceptible et suffocante, muant le film social en film noir qui ne peut se dénouer que dans la tragédie.
La brutalité du dernier tiers du film et un final d’une abjection extrême font basculer le film dans une dimension très désagréable, avec une absence de nuances et de générosité ahurissante. Là où Deux jours, une nuit, sorti en 2014, voyait Marion Cotillard se tourner vers la lumière et extirper tout le positif de sa lutte et de sa souffrance, dans Tori et Lokita on plonge dans le pire, jusqu’à perdre tout espoir, abandonnant le spectateur dans une torpeur immonde assez incompréhensible. Pourquoi avoir construit ces beaux personnages pour les livrer en pâture de la sorte à une sauvagerie aussi destructrice ? Quelles intentions étaient-elles cachées dans ce projet pour vouloir livrer un tel message d’agonie pour cette fratrie de circonstances qui auraient mérité un meilleur devenir ?
Il est toujours triste de constater de tels virages dans les filmographies d’auteurs aussi majeurs que les Dardenne, délaissant la lumière pour ne plus regarder que les fonds des abysses, dans une absence de renouvellement de leur regard qui questionne sur la pertinence de celui-ci sur des sujets aussi brûlants.
Bande-annonce
5 octobre 2022 – De Jean-Pierre et Luc Dardenne, avec Pablo Schils, Joely Mbundu et Claire Bodson.