TRE PIANI
Critique du film
Tout juste vingt ans après sa Palme d’or pour La chambre du fils, Nanni Moretti revient à Cannes en compétition officielle avec un projet très attendu, Tre piani, fort d’un casting de tout premier plan où l’on retrouve Margherita Buy, lui-même, Riccardo Scamarcio et Alba Rohrwacher. Le postulat de départ est simple : un événement dramatique intervient un soir à Rome, bouleversant la vie des habitants d’un petit immeuble. Chacun de ces foyers va dès lors être plongé dans une lente désintégration, comme une métaphore d’une dépression rampante s’étalant sur une décennie, ayant raison de la santé physique et mentale de chacun et chacune.
La solution de facilité serait de conclure que Nanni Moretti place toute son attention et son sujet sur le mal qui ronge la société contemporaine, la délitant inexorablement dans une entropie sans fin. Ce constat fataliste, s’il demeure véritable, n’est qu’un des aspects de cette histoire qui recèle une foule de détails bien plus intéressants.Tout d’abord, on constate une certaine faillite du masculin dans Tre piani. Tous les hommes de ces familles échouent, engoncés dans un rôle suranné qui ne fait pas le bonheur de leurs proches, les aliénant toujours plus. Le personnage du juge en est un parfait exemple : perpétuellement déçu par son fils qui déclenche les hostilités de l’intrigue, il ne le comprend pas, pire il le rejette. Dora, elle, n’abandonne jamais son fils, ou si elle le fait, c’est à cause d’un ultimatum imposé par son mari, lâcheté atroce dont elle ne se remettra pas.
Pire encore est la famille de Lucio, incarné par un parfait Riccardo Scarmacio, où le pater familias va créer les conditions de la souffrance des siens. Il laisse sciemment sa fille de 7 ans à la garde de son voisin de pallier, et pourtant, c’est lui qui accuse tout le monde de négligence, trompe, agresse et bouleverse durablement tout l’équilibre du foyer. Comme le dit le personnage de la grand-mère, jamais il ne s’excusera, ni ne fera pénitence pour ses nombreuses fautes. Dix ans après, il est toujours hanté par une histoire où il n’aura écouté que ses pensées obscures – et surtout pas celles de sa femme ou des nombreux professionnels rencontrés.
Monica, sublime Alba Rohrwacher, est encore une autre déclinaison du problème qui habite ce groupe de Romains. Partie accoucher seule le soir du drame originel, elle est une bulle de savon fragile menaçant d’éclater à tout instant. Son histoire est entourée d’onirisme, sans qu’on puisse comprendre tout de suite la réalité ou l’abstraction de ce qui lui arrive. C’est une subtile détérioration de la santé mentale de cette femme que décrit Moretti. Esseulée, abandonnée de long mois par un mari travaillant hors du foyer, élevant sa fille puis son fils sans aide, elle coupe ses prises avec le réel graduellement, jusqu’à un point de non retour trouvant son sommet dans une très belle scène où l’auteur fait naître une surprise dans le plan assez virtuose.
Au delà de ces histoires particulières, le génie de Nanni Moretti est de faire comprendre à ses spectateurs qu’au bout du compte, l’attention n’est pas forcément toujours placée au bon endroit. C’est dans le hors-champ, ceux qu’on ne regardent pas, qu’on oublie souvent, que se situe une bonne partie de la vérité de chaque histoire. Cet invisible est la souffrance d’un fils, son incapacité à se construire à cause de parents despotiques, la joie de vivre d’une enfant qu’on a cataloguée malade par effet de miroir, ou encore une santé qui se détériore sans qu’on y prête – garde trop occupée à penser à l’autre. La belle musique composée par le chef d’orchestre Moretti est absolument remarquable, et si elle va probablement diviser à cause de la noirceur qu’elle déterre avec une violence de façade, elle est pourtant d’une vitalité et d’un espoir démesurés.
Ce qui est offert dans l’épilogue de Tre piani est le témoin de ce qui demeure possible pour tous : changer de point de vue, s’autoriser à regarder l’autre dévêtu de ses préjugés, et lui laisser enfin une chance d’exister par lui-même. En cela, le film dit beaucoup de son époque, interroge le contemporain tout en le dépassant – prise de hauteur vivifiante laissant l’horrible à distance, vaincu. Nanni Moretti est là pour livrer un geste où l’écriture règne toujours en reine, dans un sillon que lui seul était capable de creuser.
Bande-annonce
10 novembre 2021 – De Nanni Moretti, avec Margherita Buy, Riccardo Scamarcio, Alba Rohrwacher