UN SILENCE
Critique du film
Si le cinéma de Joachim Lafosse est constant dans sa façon d’aller explorer au plus près l’intimité de ses personnages, le plus souvent au cœur de la sphère familiale, et ce avec une justesse qui n’est pas à la portée de tous les réalisateurs, il arrive toujours à se renouveler dans sa mise en scène et à aborder des sujets jusqu’alors rarement, si ce n’est jamais, traités par le cinéma, ou à le faire à travers un angle tout aussi inédit. Ainsi, si Un silence s’inscrit dans l’actualité, à l’heure de la libération de la parole sur les violences sexuelles et la pédocriminalité, le silence du titre n’est pas celui de la victime qui n’ose pas parler, mais celui de l’entourage, de ceux qui savent mais ne disent pas, victimes collatérales autant que complices perpétuant le mal au-delà du crime initial.
Un silence prend ainsi place dans la famille aisée d’un avocat renommé, dont on sait déjà par une introduction en flashforward qu’elle va voler en éclat. Habile narration qui sous-tend que sous l’apparence d’une famille qui a tout pour être heureuse quelque chose dysfonctionne. La mise en scène de Lafosse, très fermée, perturbe également. Longs plans serrés sur des visages silencieux, peu d’autres horizons que la maison familiale dont on sort ne sort que pour rester dans l’espace clos d’une voiture ou n’avoir d’autre perspective qu’une armada de caméras et de micros. Même les scènes du quotidien, qui devraient normalement être apaisées comme un repas ou un plongeon dans la piscine, délivrent un sentiment d’anxiété.
Au fur et à mesure, l’intrigue livre les premiers stigmates d’une famille qui tangue et qui se referme sur elle-même. Une mère esseulée, un adolescent démissionnaire, un père imperturbable mais en quête perpétuelle de soutien, se croisant sous un même toit mais sans vraiment communiquer entre eux. Petit à petit, le voile se lève sur l’existence d’un secret à travers les incursions du monde extérieur : une fille qui ne veut plus entrer dans la maison, un oncle que l’on n’a plus qu’au téléphone, la police qui rode autour de la maison… La pression extérieure oblige à délier les langues.
Un deuxième film s’ouvre alors où le spectateur, pour qui plus rien n’est maintenant tu, va alors être le témoin des dommages collatéraux provoqués par ce trop long silence et va alors pouvoir tenter de comprendre les comportements de chacun des personnages. La séquence des interrogatoires, magistrale dans sa structure et dans sa façon de confronter le récit de chacun des protagonistes sans les faire se rencontrer, résume admirablement la construction de ce silence, dominé par la culpabilité et la honte, et le cercle vicieux menant à plus d’horreur et de malheur. Ainsi va inéluctablement arriver le dernier acte, comme dans une tragédie grecque, que Lafosse détache radicalement du reste du film par une mise en scène plus fiévreuse.
Epaulé par un casting de choix (mentions spéciales à Emmanuelle Devos, dont on sent qu’elle est toujours à deux doigts de sombrer, et Jeanne Cherhal), Joachim Lafosse se sort admirablement d’un sujet délicat et complexe où beaucoup se seraient cassés les dents. Sa mise en scène réfléchie et la justesse de son regard invitent à une réflexion poussée qui montre la portée dévastatrice, bien au-delà du seul acte, des violences sexuelles, dont l’omerta qui les entoure est autant la cause que la conséquence.
Bande-annonce
10 janvier 2024 – De Joachim Lafosse, avec Daniel Auteuil, Emmanuelle Devos, Jeanne Cherhal
