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UNE VIE CACHÉE

St. Radegund, Autriche, 1938. Alors que la totalité du village vote en faveur de l’Anschluss, le paysan Franz Jägerstätter (August Diehl) décide de s’y opposer. Il devient ensuite objecteur de conscience, en refusant catégoriquement de prêter allégeance à Hitler et de combattre pour le Troisième Reich. Rejeté par sa communauté, il est arrêté par les nazis, puis emprisonné en Allemagne en attendant son jugement.

Avant-propos

Une vie cachée, à l’image de The Tree of Life (2011), est une rupture fondamentale dans la filmographie de Terrence Malick. La seconde, et probablement la dernière.

Dans la période allant de La Balade sauvage (1973) jusqu’au Nouveau monde (2005), le rapport au sensible des héros malickiens se caractérisait par une immédiateté pulsionnelle, tantôt irréfléchie (le « couple » de La Balade sauvage), tantôt consciemment désespérée (les soldats de La Ligne rouge, Bill dans Les Moissons du Ciel, John Smith dans Le Nouveau monde). Les personnages échouaient à faire lien, avec autrui et avec le cosmos, pris dans une errance existentielle qui les enfermaient dans un divertissement pascalien mortifère.

S’en suit la rupture The Tree of Life en 2011, à partir de laquelle le cinéma de Malick va se tourner vers des personnages qui tentent de maintenir les liens (fragiles) qui les unissent au reste de leur communauté, que ce soit la famille, la société mondaine, ou au travers d’une relation amoureuse. Alors que le lien avec autrui semblait impossible dans la première période, il est désormais donné d’office, mais n’élimine au aucune cas l’inadéquation des personnages avec le présent. Comme le pressentait déjà le soldat Robert Witt dans La Ligne rouge (1998), les hommes ne peuvent se satisfaire d’une simple entente avec la « loi morale » en vigueur, dictant bêtement ce qu’il faut faire ou ne pas faire pour réussir, sans aucune transcendance. 

Une vie cachée de Terrence Malick
Il y a pourtant un au-delà, à la fois métaphysique et existentiel, qui hante les personnages de ses derniers films, jusqu’à les rendre fous (Christian Bale dans Knight of Cups), leur ouvrant les yeux face au vide de leur existence. Chez Malick, l’embrassement du « divin » correspond à la plénitude ultime de l’être, mais aucun de ses personnages n’a vraiment su y accéder, que ce soit dans la première ou dans la seconde période de sa filmographie. Son cinéma cherche constamment, invente même un nouveau langage cinématographique qui se rapproche du « divin », ou du moins d’une conscience de celui-ci. Les plans se multiplient, les informations visuelles abondent, et la narration s’épure au profit de la liberté, de la spontanéité, et de l’authenticité des personnages/acteurs. Les films sont complexes, radicaux, et pourtant d’une clarté exemplaire. Comme les personnages, nous voyons la vacuité de ce monde  dans lequel on « vit » sans avoir foi en rien.

Critique du film

Une vie cachée est le résultat de cette quête du divin entamée par Malick il y a une cinquantaine d’année, premier volet de ce qui s’annonce comme un troisième cycle profondément « religieux », au sens que donne Kierkegaard à ce terme. D’ailleurs, comme le note très bien Jules Chambry dans son article « Terrence Malick, le projet cinématographique de la philosophie de Kierkegaard », le penseur danois traverse toute la vie du cinéaste. Sa thèse des trois stades (esthétique, éthique et religieux) offre d’ailleurs une grille de lecture aussi pertinente que vertigineuse à son oeuvre.

De fait, le héros d’Une vie cachée est une incarnation exemplaire du « religieux » tel que le définit Kierkegaard, à savoir un individu rompant avec la raison commune du stade éthique, au profit d’une foi totale, solitaire, détachée de tout désir, et donc étrangère à toute corruption.

L’aboutissement d’une vie

Franz Jägerstätter ne renoncera jamais à ce qui lui semble juste. Son isolement progressif est d’autant plus douloureux que Malick nous montre l’amour fou qu’il porte pour sa compagne Franziska, magnifiquement interprétée par Valerie Pachner. Son rejet de la part du reste du village est injuste, mais celui qu’il impose tragiquement à sa famille est déchirant. On retrouve dans son choix la gravité et la solitude de la Passion christique, mais aussi un éloge lumineux à la droiture passive des spiritualités gnostiques, hindous ou bouddhistes. Franz fait l’ultime saut, qui est un billet sans retour vers l’accomplissement spirituel de son être. Cette intransigeance est irrationnelle, injustifiable, allant même à l’encontre de l’instinct de survie qui nous est propre. Il est le héros que Malick n’a cessé de chercher durant une vie entière, et qu’il incarne ici au travers d’un syncrétisme artistique éblouissant.

Ainsi, la linéarité classique de ses premières œuvres est mêlée à la syntaxe visuelle de ses derniers films, si bien que la quête du divin menée par Franz est pleinement exprimée par le langage que Malick a travaillé et construit à cet usage. Autrement dit, il décide enfin d’accorder son langage à ceux qui, comme lui, son prêt à effectuer ce « dernier saut » dont parle Kierkegaard.

Humilité ultime de l’être

Le monumentalisme religieux du film, qui fait clairement écho à plusieurs épisodes de la Passion (on peut penser au juge Lueben, joué par le regretté Bruno Ganz, qui se lave les mains du cas de Franz tel Ponce Pilate devant Jésus), peut être intimidant en apparence, mais doit être pris comme la formulation concrète d’une réflexion spirituelle beaucoup plus large, et qui relève quant à elle de l’innommable. Petit à petit le verbe laisse la place au silence, humilité ultime de l’être qui renonce au monde extérieur, au profit d’un unique dialogue intérieur avec ce qui lui semble bon et juste.

Cette spiritualité va à l’encontre des institutions, qu’elles soient religieuses, culturelles ou politiques. Elle est un chemin de croix vers l’authenticité, dont le point culminant est l’effacement de l’être. Sans doute est-ce là une inspiration pour le cinéaste lui-même, qui mène lui aussi, d’une certaine manière, une vie « cachée » marquée par le silence, ne s’exprimant qu’au travers de ce qui constitue aujourd’hui l’une des plus belles filmographies du monde.

[…] and that things are not so ill with you and me as they might have been, is half owing to the number who lived faithfully a hidden life, and rest in unvisited tombs

(« […] Si les choses ne vont pas aussi mal pour vous et pour moi qu’elles eussent pu aller, remercions-en pour une grande part ceux qui vécurent fidèlement une vie cachée et qui reposent dans des tombes que personne ne visite plus »)

George Eliot, Middlemarch

Bande-annonce

le 11 décembre 2019 – de Terrence Malick avec August Diehl et Valérie Pachner