VAN GOGH
Après son internement à l’asile, Vincent Van Gogh s’installe à Auvers-sur-Oise chez le docteur Gachet, amateur d’art. Les derniers jours du peintre sont marqués par les relations conflictuelles qu’il entretient avec son frère Théo et sa santé mentale vacillante. Il devient l’amant de Marguerite, la fille de son hôte, mais celle-ci comprend vite qu’il ne l’aime pas, que seul son art le fait vivre.
CRITIQUE DU FILM
Point final d’une rétrospective soigneusement orchestrée par Capricci consacrée à l’immense Maurice Pialat, Van Gogh retrouve trente ans après le chemin des salles. Pourquoi ne pas conclure cette restauration de son œuvre par Le Garçu, dernier film du cinéaste ? Outre l’anniversaire, c’est sans doute parce que Van Gogh incarne, comme Sous le soleil de Satan, le cinéma de Pialat poussé à son paroxysme. Après la langue de Bernanos et les voix de Dieu, c’est par les mains du peintre que le cinéaste figure son exploration de l’âme humaine.
L’ARTISTE À L’OS
L’histoire tragique de la fin de vie du peintre néerlandais, isolé dans un petit village en bordure de l’Oise, la folie qui le guette et l’emporte, tout le monde ou presque a fini par la connaitre. Pour autant, Van Gogh est très éloigné du biopic académique et de ses poncifs habituels. Loin du récit de vie extraordinaire dans lequel se complait trop souvent le genre, Pialat tord le cou à un portrait hagiographique du peintre, tout en portant sur lui un regard fascinant.
Le film est considéré par son auteur comme une “biographie romancée“ des 67 derniers jours du peintre. Une forme semblable par exemple au Blonde de Joyce Carol Oates, qui permet de s’extirper du caractère mythique de son personnage et devient le fer de lance de sujets plus grands. Le cinéaste se met ainsi au chevet du génie. Au plus proche de son travail, de sa vie sociale, de ses affects physiques et de ses tourments psychologiques il peut ainsi évoquer plus largement le travail artistique.
Ce qui semble attirer profondément Maurice Pialat dans ce récit, c’est le portrait fragile d’un artiste, qui nourrit son art de sa propre chair. Van Gogh se laisse vaciller, parait ne pas lutter contre ses démons pour tirer de son mal-être une essence de virtuose – encore – incompris. Rachitique, il puise dans ses retranchements corporels et mentaux pour sa peinture, laissant apparaître ses os sur son corps malingre. C’est précisément parce qu’il est “à l’os“ que le peintre se fait aussi entier, faisant fi des sentiments de ses proches, se montrant haineux avec son travail. Comme privé de sa chair et de son esprit, réduit à une forme d’essence primitive, Van Gogh dévoile un être animé de pulsions.
Pulsions créatrices, pulsions sexuelles, pulsions de colère embrument et étouffent, mais aussi nourrissent le corps osseux de l’artiste. Le peintre apparait dans un état autre que ses semblables. Sans barrière charnelle ou psychique, au cœur plus que quiconque de “la“ matière ultime, il est devenu un être à la sensibilité profondément accrue, et par sa singularité, marginal.
Ce portrait à vif de Van Gogh tient précisément au style de Pialat, qui signe un film à l’image de son oeuvre : “à l’os“. Sa mise en scène épurée et naturaliste est propice à l’atteinte de ces sujets et de ces sentiments absolus. Son style est sans fioritures, à nu, les derniers instants du peintre sont filmés dans toute leur langueur, leur effervescence, et leur colère. Ce rapport cru aux choses, décalant le réel vers le naturel, est essentiel dans le cinéma de Maurice Pialat.
Le cinéaste n’hésite jamais à montrer les aspects les plus tendres, mais aussi les plus écorchés de l’humanité, comme il pouvait le faire avec le judicieusement nommé L’Enfance nue. Dans ses films, Pialat joue avec le naturel, tente de le retranscrire dans toute sa complexité et sa cruauté. Il capture l’instant, le façonne par le cinéma, le rend long – et donc douloureux – comme il a rendu insoutenable les affres du couple de Nous ne vieillirons pas ensemble. Cela tient aussi à la manière dont le temps s’écoule chez le cinéaste. Le temps devient une matière malléable : des jours, des mois, voire des années peuvent passer en une fraction de seconde, en un raccord. Cette façon d’aborder le temps qui passe concentre le cinéaste – et le spectateur – sur son sujet, et sur son instantanéité.
Cette focale donne lieu à quelque chose de récurrent chez Maurice Pialat : son sens de l’épuisement. Par leur densité et leur entièreté, ses films et ses personnages sont éreintants. Pialat n’est pas du genre à détourner le regard : cette volonté d’être au cœur des sentiments des protagonistes est essentielle pour atteindre cette peinture la plus naturelle et complexe du monde visée par le cinéaste, mais porte en elle une difficulté de regard, et donc d’épuisement.
Pialat semble similaire à Van Gogh sur ce point : il donne littéralement corps à son art, en y injectant chair, esprit et humanité, allant jusqu’à prêter ses mains à celles de l’artiste. Comme le peintre, le cinéaste a besoin de nourrir son oeuvre : de sa propre vie, de ses tourments. En finissant à l’os, l’artiste atteint une complétude émotionnelle, mais aussi une fragile instabilité, un chaos naturel. C’est en cela que Van Gogh est l’un des plus prodigieux films de Maurice Pialat. Outre la complexité du peintre et l’immense splendeur visuelle, le film offre à Pialat la possibilité de transcender son sens du naturel, en le confrontant à sa propre conception de l’art, à sa propre manière inéluctable de faire des films.
L’artiste, aussi génial soit-il, a rarement été autant poussé dans ses retranchements, incarné fabuleusement par Jacques Dutronc en peintre inguérissable. Mais l’immensité du film tient à ce qu’il atteint, au vertige qu’il suscite. Un tournis dû à la confrontation essentielle que met en scène Maurice Pialat : Van Gogh met l’Homme face à ses peurs, à ses échecs, à l’abîme de l’Art.