VERTIGO
Une obsession sans fin
Pourquoi Vertigo occupe-t-il une place centrale dans la culture du XXe siècle ? Pourquoi est-il considéré comme un des plus grands films de l’histoire du cinéma ? Pour répondre à ces questions, il faut se plonger dans le film, de préférence dans une salle de cinéma, ou chez soi sur un grand écran avec Home Cinema (ça tombe bien le film est dorénavant disponible en Ultra HD 4K dans un très beau coffret Classiques Hitchcock ou depuis peu en solo dans un boîtier SteelBook). Et les réponses sautent aux yeux. Une intrigue mystérieuse et tordue à souhait, un grand acteur au meilleur de sa forme (James Stewart), une actrice somptueuse et troublante (Kim Novak), une beauté et une inventivité visuelle à couper le souffle, notamment grâce à l’utilisation codifiée des couleurs, Saul Bass au générique et à l’affiche, une musique de Bernard Herrmann follement inspirée, des scènes mythiques qui ont marqué à jamais l’inconscient collectif…
Pour en arriver là, comme c’est souvent le cas, il a fallu que le temps fasse son travail, apporte sa patine à un film mal aimé à sa sortie en 1958, et qui fait maintenant l’objet d’études universitaires et de nombreux ouvrages. D’autres ont suivi le même parcours : Kubrick (quasiment pour chaque film), Sergio Leone, Dario Argento, des cinéastes visionnaires dont le travail dans le cinéma de genre les rendait suspects aux yeux d’une certaine critique mais qui étaient en avance sur leur temps. Pour Hitchcock, sa prédilection pour le mystère et le suspens lui a certes attiré les ferveurs du public, mais a retardé son adoption par l’intelligentsia cinématographique. Avant qu’un fan français lui-même réalisateur ne fasse éclater au grand jour sa maestria technique et son génie narratif (lire le fameux Hitchcock-Truffaut est indispensable à tout fan de cinéma), aidé en cela par le soutien dans les années 1960 des Cahiers du cinéma.
Mais revenons à Sueurs froides. Invisible entre 1968 et 1983 car retiré de la distribution par Hitch lui-même qui en possédait les droits (comme L’Homme qui en savait trop version 1956, Mais qui a tué Harry ? et La Corde), le film a fait son grand retour en salles dans une version restaurée en 1996. Cet invisibilité a accentué le mythe, encore amplifié par les différentes éditions en DVD, en Blu-Ray, puis maintenant en HDR 4K.
Vertigo a été filmé en VistaVision, un format grand écran lancé par la Paramount en 1954 pour concurrencer le CinemaScope de la Fox et pour contrer l’invasion des foyers américains par la télévision. Le film utilise aussi le procédé Technicolor, inventé en 1915 par le Dr Herbert T. Kalmus. C’est un système de prise de vue en trichromie nécessitant une caméra encombrante et qui coûte très cher. D’ailleurs, ces deux formats ont été abandonnés peu après la sortie de Vertigo : le VistaVision en 1961 et le Technicolor progressivement remplacé par le Eastmancolor. La Cinémathèque française possède une copie exceptionnelle issue d’une évolution du format Technicolor appelée « dye-transfer », tirage par imbibition en français. Des spectateurs chanceux ont pu assister en décembre 2019 à une projection du chef-d’œuvre d’Hitchcock sous sa forme strictement originale, tant en termes de colorimétrie que de mixage original d’époque en mono.
La récente restauration UHD émane de la copie qui repose à la Cinémathèque de Paris, la meilleure copie du film au monde. Elle avait été offerte par Hitchcock lui-même à Henri Langlois et a été restaurée et conservée jalousement depuis par l’institution française, qui la prête sporadiquement à d’autres cinémathèques (celle de Bologne en 2015), ou organise de rares projections dans ses murs.
Si Vertigo est considéré comme un des plus grands films de l’histoire du cinéma, logiquement, cela voudrait dire que c’est aussi le meilleur film de son réalisateur. Débat cinéphile en perspective ! On peut toutefois reconnaître que la méthode d’Hitch y touche à la perfection tant elle a été rodée depuis des dizaines de films. Elle consiste à opérer une préparation minutieuse du scénario et des méthodes de tournage afin de réduire celui-ci à une simple formalité et d’empêcher les producteurs d’intervenir pendant le montage, puisque n’était tourné que le strict nécessaire. Hitchcock a le film en tête, il le fait dessiner sur des story-boards, et c’est tout. Une façon de faire complètement à l’opposée d’autres cinéastes qui réunissent plutôt les conditions pour que les accidents heureux entraînent le film vers des cimes inattendues (Malick ou Pialat par exemple).
Vertigo introduit son lot d’innovations techniques. Hitchcock y utilise pour la première fois le travelling compensé (Dolly Zoom) pour accentuer l’impression de vertige de Scottie dans l’escalier de la tour (un effet obtenu en faisant un travelling avant et un zoom arrière en même temps repris de nombreuses fois par la suite, notamment dans Les Dents de la mer). Au-delà de ces prouesses visuelles, ce qui frappe le plus dans Vertigo, c’est la façon dont la musique nous fait pénétrer dans l’esprit du personnage principal. Désespoir, accomplissement, attente, espoir, joie, trouble, dépression, John « Scottie » Ferguson traverse toute une gamme de sentiments, et la musique est là pour nous le faire ressentir comme si nous étions directement branchés dans sa tête et son cœur.
Le film est constitué de longues plages sans dialogue uniquement portées par la musique. C’est un exemple exceptionnel de « pure cinema », du cinéma à 200 %, tel qu’on n’en voit plus aujourd’hui. Voyez la première scène de filature quand Scottie suit Madeleine dans les rues de San Francisco. Pendant plus de dix minutes, la musique est au premier plan, elle accompagne les images d’égale à égale. Quand elle délaisse provisoirement les cordes romantiques pour adopter l’orgue d’une église que les personnages traversent, c’est pour mieux retrouver ensuite les thèmes obsessionnels d’Herrmann. Par moments, la musique fait une pause de quelques secondes pour nous faire basculer dans la réalité, on entend des klaxons, des bruits de moteur, puis elle revient pour nous ramener dans le rêve. Tout le film est une longue séquence onirique.
Dès le générique, le spectateur est hypnotisé par les spirales de Saul Bass (d’ailleurs la première apparition d’images de synthèse au cinéma). L’utilisation par Herrmann de cellules mélodiques répétitives, de boucles, et d’ostinatos traduit admirablement le côté obsessionnel de la quête de Scottie. Jamais le style du compositeur américain n’a trouvé une telle perfection. Des neuf musiques de film qu’il a composé pour le Master of suspens anglais (sans compter les séries télé), avant leur rupture violente sur le tournage du Rideau déchiré en 1966, c’est sans doute la plus mémorable (on n’oublie pas non plus évidemment Psycho ou La Mort aux trousses), celle qui touche le spectateur au plus profond de son âme.
En dehors des comédies musicales, c’est un des films dans lequel la musique a le plus d’importance. Brian De Palma s’en souviendra quand il tournera son Body Double en 1984, dans lequel on trouve un héros, non pas entravé par l’acrophobie mais par la claustrophobie, de longues séquences de filature en musique, et une travelling circulaire autour d’un couple enlacé. Mis en musique par Pino Donaggio, remplaçant Bernard Herrmann décédé trop tôt, le cauchemar éveillé du Jake de De Palma résonne comme un écho troublant et plutôt pervers de l’élégant et naïf Scottie d’Hitchcock. Les temps ont changé.