VIENS JE T’EMMÈNE
Critique du film
Alain Guiraudie revient avec une comédie grinçante et foutraque, généreuse et saugrenue, dans laquelle il met en place une mécanique du carambolage qui fonctionne un moment, puis s’enraye.
Le regard singulier que porte Guiraudie sur le monde fait souffler sur le cinéma français un courant d’air frais depuis 20 ans. Lieux inédits, corps aberrants, amours libres et histoires insolites constituent un terrain de jeu dans lequel Alain Guiraudie bafoue les normes avec jubilation, repoussant le réel aux frontières du genre (western, policier, conte…). Six ans après Rester Vertical, le cinéaste tente de remettre l’époque à sa place, plongeant le quidam parfait dans une récit rocambolesque où se télescope le constat désolant d’une société confortablement chloroformée dans l’ère du soupçon et les marottes guiraudiennes.
Le chagriné et la putain
Clermont-Ferrand n’a pas si souvent eu les honneurs du cinéma. On se souvient, parmi les films les plus marquants, de Ma nuit chez Maud (Eric Rohmer, 1969), Sept morts sur ordonnance (Jacques Rouffio, 1975) et La Double vie de Véronique (Krzysztof Kieslowski, 1991). Mais c’est à un autre film que Viens je t’emmène fait étrangement écho : Le Chagrin et la pitié. Le documentaire tourné par Marcel Ophüls en 1969, mettait fin au mythe des « tous résistants » savamment entretenu par la nation pendant 25 ans. Entre résistants et collabos, le film mettait surtout en exergue la foule des anonymes ayant traversé l’occupation dans une sorte de molle neutralité.
Si la référence est évidemment à prendre avec des pincettes, toute chose n’étant pas égale par ailleurs, le personnage de Médéric, tantôt lâche, tantôt hardi, renvoie à l’individu lambda pris dans une histoire plus grande que lui. Et Jean-Charles Clichet incarne à merveille une banalité à laquelle, hélas, on s’identifie immanquablement.
Farce à tous les étages
Sous le regard vénérable du Puy-de-Dôme, le récit vaudevillesque saute d’irruptions en tangentes. Guiraudie filme Clermont prise en étau entre l’austère pierre de Volvic qui imprègne son centre ville et les échappées bucoliques que l’on entrevoit partout, promesses vertes et bleues. Il est vain de vouloir résumer une histoire abracadabrante. On y croise une pute généreuse et nymphomane à laquelle Noémie Lvovsky prête son corps généreux et son doux regard, affublée d’un mari/souteneur jaloux et cogneur, un jeune homme à la rue que sa tête d’arabe rend d’autant plus soupçonneux qu’un attentat vient de plonger la capitale auvergnate dans la stupeur et la paranoïa. On croise aussi le voisinage de Médéric, que la présence de Selim passe au révélateur de sa beaufitude, entre pusillanimité forte en gueule et jouissance du pire. On y croise encore un vieux gérant d’hôtel mielleux et sa stagiaire de troisième.
À travers Médéric, Guiraudie dresse l’hilarant portrait d’un homme-truisme. Ses fantasmes de sexualité débridée, son jogging à fond la forme, son vapotage rassurant, son goût du 17 et sa culpabilité. On est moins convaincu par les autres personnages, stéréotypés à l’excès que le cinéaste semble embrasser d’un même regard d’équanimité. Le temps des peurs et des pleurs est passé, revenons au rire et à la jouissance (mais peut-on jouir devant BFM?) nous dit-il composant une farce qui se veut à la fois vulnéraire et piquante. C’est comme si, voulant rattraper les temps qui courent, Guiraudie, après un départ en trombe, avait manqué de souffle. On préfère quand il reste radical.
Bande-annonce
2 mars 2022 – De Alain Guiraudie
avec Jean-Charles Clichet, Noémie Lvovsky et Iliès Kadri