WEST SIDE STORY
Deux gangs rivaux se disputent un quartier de New York, une histoire d’amour entre deux personnes de couleur de peau différentes, des chansons inoubliables : c’est le retour du grand classique de la comédie musicale américaine, totalement revisité par Steven Spielberg.
Avant-propos
La question était légitime : quel est l’intérêt de refaire un chef-d’œuvre ? Rares sont ceux qui s’y sont essayés, tant le projet peut paraître téméraire. À moins de l’envisager comme une expérimentation ou d’être un peu inconscient – c’était le cas par exemple du remake du Psychose d’Hitchcock par Gus Van Sant en 1998, qui n’est d’ailleurs pas resté dans les annales. L’annonce d’un « remake » de West Side Story, dont la sortie était prévue il y a un an*, a tout d’abord semé la confusion, tant le chef-d’œuvre du musical semblait intouchable.
Le fait que Steven Spielberg était annoncé à la réalisation avait toutefois de quoi nous rassurer et c’est avec un esprit très curieux que l’on découvre West Side Story version 2021, qui se pose d’emblée non pas comme un remake mais plutôt comme une nouvelle adaptation de la comédie musicale créée à Broadway en 1957 par Jerome Robbins (chorégraphie), Leonard Bernstein (musique), Arthur Laurents (livret), et le récemment disparu Stephen Sondheim (paroles). Avec un challenge supplémentaire pour Spielberg : succéder à un film qui a raflé dix Oscars en 1961 et qui a fait connaître dans le monde entier des chansons inoubliables comme Maria, Somewhere, ou America. À la fois un atout et un handicap. Mais rien de tout cela n’a fait reculer le réalisateur qui, à bientôt 75 ans, suscite toujours à chacun de ses projets une forte attente.
Critique du film
Relecture du Romeo et Juliette de Shakespeare, West Side Story en transpose l’action au cœur de la métropole américaine dans les années 50. Le quartier du West Side est en ruines suite à de grandes opérations immobilières. Deux bandes rivales composées de jeunes hommes s’affrontent pour occuper un espace qui va bientôt disparaître : les Jets (enfants d’immigrés polonais et russes de longue date), et les Sharks (enfants d’immigrés portoricains fraîchement débarqués). Cinq figures se détachent parmi ces deux groupes : Tony, un jeune homme récemment sorti de prison, son ami Riff, avec qui il a créé les Jets, Bernardo, le leader des Sharks, sa sœur Maria, et son amie Anita. Quand Tony et Maria tombent amoureux, l’équilibre fragile de cet écosystème est mis à bas. Une grande bagarre est organisée pour désigner ceux qui seront les maîtres du lieu.
Clarifions-le d’emblée, le film de Spielberg est globalement fidèle à l’esprit du spectacle original, tout en s’octroyant certaines libertés, comme de rajouter des dialogues en espagnol (malheureusement non sous-titrés, une décision vraiment regrettable et sans fondement). Au scénario, on trouve Tony Kushner qui a déjà travaillé avec Spielberg sur Munich en 2005 et Lincoln en 2012. Son rôle a consisté, sinon à transposer le film dans notre époque, du moins à l’acclimater pour des spectateurs de 2021, et son travail est plutôt réussi tant le film semble moderne tout en restant fidèle à l’original.
Les numéros musicaux, signés Justin Peck (un chorégraphe de 34 ans issu du New York City Ballet), sont remis au goût du jour, s’éloignant dès lors de la vision de Jerome Robbins de 1961, et certains sont mis en scène différemment par rapport au film original, en particulier America qui se déroule dans la rue et non plus sur le toit d’un immeuble. Le film suit l’ordre des chansons du script de Broadway, sauf que Gee, Officer Krupke et Cool sont jouées dans le premier acte, tandis que One Hand, One Heart apparaît entre les deux. Notons d’ailleurs que Tony interprète Cool à Riff pour que les Jets attendent de se battre.
Le compositeur David Newman a réarrangé et adapté la partition originale de Leonard Bernstein pour le film. Toutes les chansons ont été retravaillées par l’orchestre philharmonique de New York sous la direction de Gustavo Dudamel (avec John Williams en tant que consultant). Stephen Sondheim, jusqu’alors dernier membre vivant de l’équipe créative originale et créateur de la comédie musicale moderne, qui a été présent durant toute la conception du film. N’aimant pas la version de 1961, il a dû prendre un grand plaisir à retranscrire sa vision d’origine avec Spielberg et son scénariste. D’après Sondheim : « Steven a fait des choses vraiment pleines d’imagination et surprenantes en utilisant les chansons dans l’histoire, et l’ensemble a une vraie étincelle et une vraie énergie, et il a l’air frais. C’est vraiment de grande qualité, et les comédies musicales de cinéma sont difficiles à réaliser, mais dans ce cas-là, lui et son scénariste Tony Kushner ont vraiment, vraiment réussi. »
Un casting solide
Surpassant les performances de George Breymer et Natalie Wood, la passion amoureuse que vivent Ansel Elgort et Rachel Zegler dans la peau de Tony et Maria est beaucoup plus palpable. Rachel Zegler, dont c’est le premier film (!) est formidable dans le rôle de Maria, tandis que le plus expérimenté Ansel Elgort (Baby Driver) est un Tony plein d’assurance qui se révèle bouleversant quand il s’agit de lutter contre ses propres démons. Les comédiens sont tous impeccables, mention spéciale à Mike Faist qui incarne un Riff tout à fait extraordinaire. Et si le casting n’était pas déjà formidable, quel plaisir de retrouver Rita Moreno, seule présente du film de 1961, qui jouait à l’époque Anita (elle co-produit également le film). Elle incarne ici un nouveau personnage, Valentina, qui se substitue à Doc, le patron du coffee shop dans lequel travaille Tony. Elle s’avère émouvante dans ce rôle de mentor qui fait tout pour remettre Tony dans le droit chemin. Leur relation est beaucoup plus profonde et riche que celle entre Tony et Doc dans le premier film. Notons au passage que dans la version 1961, c’est le personnage de Doc qui sauvait Anita d’un viol certain dans son établissement. Enfin, si Rita Moreno était la seule actrice latina du casting original, ce n’est pas le cas ici, les personnages de couleur étant joués par des comédiens de couleur, ce qui a lieu de rassurer un tant soit peu sur l’avancée des conventions hollywoodiennes**.
C’est quand on compare le film de Spielberg avec celui du duo Wise/Robbins que les différences sautent aux yeux. Dans le chef-d’œuvre original, les principaux acteurs étaient doublés (tradition oblige) par des chanteurs professionnels. Ici, les comédiens chantent, dansent, jouent eux-mêmes, et si les chansons ont été dans la plupart des cas enregistrées séparément, cela ajoute un degré d’incarnation supplémentaire. La chanson One Hand, One Heart a d’ailleurs été enregistrée sur le plateau de tournage.
Degré de réalisme
L’autre grande différence tient à la mise en scène de Spielberg qui, par sa puissance et sa justesse, transcende le matériau d’origine. Le film atteint un degré de réalisme qui colle à notre époque de formats Imax et de 4K, pour atteindre un côté « en direct » dans les numéros musicaux (même s’ils semblent plus courts que dans la précédente version). La beauté incroyable des images du chef opérateur attitré de Spielberg, Janusz Kamiński, la flamboyance des costumes de Paul Tazewell, tout concourt à faire du film une grande réussite. On sent dans chaque image le plaisir qu’a pris Spielberg à réaliser sa première comédie musicale, un rêve qu’il chérissait depuis longtemps. Lors de l’avant-première new-yorkaise fin novembre, il a déclaré : « Je me suis mis au défi de savoir quelle serait la bonne comédie musicale à adapter. Et je ne pouvais pas oublier mon enfance. J’avais 10 ans quand j’ai écouté pour la première fois l’album West Side Story, et il m’a toujours accompagné depuis. J’ai pu réaliser ce rêve et tenir cette promesse que je me suis faite : je dois faire West Side Story. »
Mais si le film touche toujours autant aujourd’hui, c’est grâce à son commentaire acerbe sur les conflits racistes. La douloureuse question de la cohabitation entre communautés ethniques est au centre de West Side Story, et résonne d’autant plus en 2021 qu’en 1957. Même si la violence et le racisme institutionnalisé ont ici été un tant soit peu gommés. En effet, dans la version de Robert Wise et Jerome Robbins, l’inspecteur de police était ouvertement raciste et ordonnait à Bernardo, dans une scène impressionnante, de dégager du coffee shop où les Portoricains se retrouvaient.
Au final, malgré de petits défauts, la version 2021 de West Side Story remporte la mise haut la main et permettra de faire découvrir à une nouvelle génération l’un des joyaux de la culture populaire du XXe siècle. On ne rendra jamais assez hommage à Spielberg de nous avoir donné ce plaisir immense. Son film est beau, rapide, émouvant et au final éblouissant. Autant de qualités qui ne font qu’accroître l’émotion ressentie devant ce spectacle, qui nous laisse pantois et bouleversés. Tout cela ne serait pas possible sans l’extraordinaire musique de Leonard Bernstein***, qui n’a pas pris une ride, ainsi que les paroles de Stephen Sondheim, toujours aussi géniales, une parfaite conjonction de talents, ici revisitée pour le meilleur par l’un des plus grands cinéastes actuels.
Bande-annonce
8 décembre 2021 – De Steven Spielberg, avec Ansel Elgort, Rachel Zegler, Ariana DeBose