WICKED
NO ONE MOURNS THE WICKED
« Isn’t it nice to know that good will conquer evil ? The truth we all believe’ll by and by outlive a lie – for you and… » Glinda n’ira jamais au bout de ces quelques notes. Pourtant, elles résument à elles seules le véritable mal qui corrompt le pays d’Oz : le regard que nous portons sur le monde est toujours double – double en charge et double en sens. Tant et si bien qu’à la difficulté de traduire un mot anglais aussi particulier que “wicked”, il apparaitra ici de s’affranchir de la dualité opposant traditionnellement méchanceté et bonté pour parler ici plus communément de “duplicité”.
Wicked a, de tout temps, été l’histoire d’une adaptation. Réécriture du classique pour enfants Le Magicien d’Oz de Frank Baum, publié en 1900, le roman Wicked de Gregory Maguire publié en 1996 s’est toujours présenté comme “la véritable histoire de la méchante sorcière de l’Ouest” – dont le film de 1939 avec Judy Garland avait tiré un portrait si éloquent qu’il avait parachevé le mythe de la sorcière aussi “laide à l’intérieur qu’à l’extérieur”. Lui-même auteur de fictions pour enfants, Maguire s’était longtemps heurté à l’épineuse question de l’écriture d’un personnage méchant, forcément antagoniste de par ses seuls actes, et parce qu’en opposition systématique avec les actes des “bons personnages”. Résolument sombre et mature, le public habitué de Broadway fut le premier étonné à l’idée de voir porté sur ses planches une telle oeuvre – au point d’en faire éclater plus franchement encore le succès, inscrivant les rôles d’Elphaba et Glinda au panthéon des partitions incontournables du monde du « musical ».
Vingt-et un ans après sa marque indélébile laissée sur scène, l’extraordinaire parcours des sorcières d’Oz réussit le pari fou d’enchanter à part égale un écran de cinéma. Parvenant à transposer aussi fidèlement que possible le premier acte de la comédie musicale, Jon M. Chu créé avec Wicked un spectacle hollywoodien aussi moderne qu’intemporel – porté par un duo d’actrices flamboyantes, qui mettent leur talent musical et leur dévouement au matériau original au service d’une réussite inespérée.
DEFYING GRAVITY
Sans conteste, Wicked est une transposition plan pour plan. Le succès de Broadway est porté à l’écran sans aucune coupure – ce que l’on pouvait légitimement attendre des morceaux Dear Old Shiz et Something Bad, qui sont les tableaux les plus courts et les moins spectaculaires de la pièce originale. Pourtant, leur présence et leur interprétation suffisent presque à elles seules pour illustrer la vision et les deux grands messages du film : la violence de l’isolement de l’individu différent par la masse conformée, et le courage de la révolte lorsqu’il est plus simple de garder le silence. Le vernis coloré et presque fiévreux d’amabilité craque petit à petit, pour révéler un monde où le bon sens a laissé place au « sens du bon » – comprendre, le quiproquo ayant fait d’un homme quelconque une figure mystique, cramponné à son piédestal par l’imbroglio de suppositions jamais démenties et transformées en mensonge au fil du temps écoulé.
Si les thèmes abordés ne sont ni originaux ni d’une franche subtilité, c’est avec un plaisir indéniable que l’on constate au visionnage de Wicked qu’il est encore possible de permettre à un metteur en scène passionné par son projet de lui donner les moyens de réaliser sa vision, dans le cadre d’une superproduction telle que celle-ci. Le détail donné aux décors et le soin apporté aux costumes rendent le monde d’Oz palpable et crédible, permettant au spectateur une immersion complète. De même, on saluera la décision d’assumer pleinement le film en tant que comédie musicale ; il eut en effet été désastreux d’adapter la pièce de Broadway en ne faisant que saupoudrer l’intrigue de ses chansons les plus iconiques, car chaque tableau chanté et dansé contribue à la narration. En résultent des séquences où les danses laissent place aux dialogues, comme la chorégraphie du morceau What Is This Feeling ? appelée à devenir culte, ainsi que le tout nouveau Ozdust Duo qui traduit, en se passant de mots par la beauté des corps en mouvement des deux protagonistes, la naissance de leur amitié immuable.
POPULAR
L’autre grande force du film est sans conteste son tandem féminin en tête d’affiche. Toutes deux choisies pour leur voix qui se révèlent s’accorder parfaitement, leur performance est retransmise à l’écran avec d’autant plus d’authenticité que toutes deux ont insisté pour chanter chaque numéro en direct sur le plateau de tournage.
Si sa puissance vocale était déjà connue des initiés du « musical », Cynthia Erivo donne une profondeur tout à fait nouvelle au personnage d’Elphaba. Sublimée par les judicieux choix de mise en scène, jouant des effets de lumières pour gommer le vert du maquillage afin de mettre en valeur cette très grande artiste noire, elle aura réussi le pari extrêmement difficile de laisser sa signature vocale sur une partition iconisée par Idina Menzel, interprète originale du personnage dans la pièce de Broadway. Si les attentes étaient grandes sur la fameuse vocalise finale de Defying Gravity, son interprétation de I’m Not That Girl s’inscrit dans la lignée des plus beaux moments du film, où la caméra prend le temps de capturer un pure moment de vulnérabilité avant de reprendre son ton plus comique.
Quant à Ariana Grande-Butera – qui aura tenu à faire afficher son nom complet au générique, en hommage à la petite fille qui avait eu le privilège de voir une représentation de la troupe originale – les doutes sur sa légitimité à incarner le personnage de Glinda auront été levés dès les premières vocalises lyriques de No One Mourns The Wicked. Si sa performance rend fortement hommage à celle de Kristin Chenoweth – interprète originale du rôle, la popstar se glisse avec une justesse folle dans l’art du maniérisme et du comique de répétition, tout en s’autorisant à changer plusieurs fois de tonalités dans le cultissime numéro Popular pour y mettre à profit toute l’étendue de son impressionnante tessiture vocale de quatre octaves.
THE WIZARD AND I
Bien que prenant place dans un monde bien connu de la culture populaire, élevé au rang d’incontournable au panthéon des comédies musicales par des chansons alliant technicité et rythmes entrainants, le succès de cette oeuvre tient avant tout de ce qu’il se veut le théâtre d’une très belle et forte amitié. S’appuyant sur un archétype bien connu tant dans la littérature qu’au cinéma, la relation entre Elphaba et Glinda a cela de particulier que, dans le monde de Wicked, cette amitié sera lourdement confrontée, non seulement à des forces antagonistes mais surtout, à elles-mêmes et à leurs convictions – destinées à une fin tragique, comme ne le cache pas la toute première scène du film. Ces deux jeunes femmes que l’ordre du monde, la masse, l’ambition et l’amour opposent, finissent néanmoins par se trouver et se respecter, sans jamais pour autant se renier.
L’on pourrait croire que ne portant à l’écran que la première partie de la comédie musicale, qui racontait pourtant le double de l’intrigue du film en moins de temps, Wicked soit incomplet. Pourtant, c’est en cela que réside peut-être la plus grande réussite du long-métrage musical de John M. Chu : se suffire à lui-même.
Bande-annonce
4 décembre 2024 – De Jon M. Chu,
avec Ariana Grande, Cynthia Erivo et Jonathan Bailey