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DARK CRYSTAL | La quête d’un équilibre perdu

Histoire d’un aller et retour mystique dans le monde de Thra, ou la quête d’un équilibre perdu

 

« Un autre monde, un autre temps, une autre ère, Thra ! Une planète merveilleuse gravitant autour de trois soleils. Au centre, le Cristal de Vérité. Le coeur de Thra, et la source de toute vie… »

Trente-sept ans après la sortie du merveilleux film réalisé par Jim Henson et Frank Oz, le Cristal scintille à nouveau de son violet flamboyant (et inquiétant), dans la magnifique série Dark Crystal : Age of Resistance, entièrement réalisée par Louis Leterrier, disponible sur Netflix.

D’abord ému de replonger dans cet univers pour lequel j’ai une affection toute particulière (une affection d’enfance, là où l’innocence nous rend encore plus sensible aux images fortes d’une oeuvre comme Dark Crystal), j’ai ensuite été subjugué par l’élan épique et mystique proposé par la série. Enfin, lorsque s’achève le dixième épisode de Age of Resistance, c’est l’euphorie. L’envie de communiquer mon enthousiasme, bien sûr, mais aussi et surtout, au-delà de la simple appréciation personnelle, la volonté de retranscrire l’ésotérisme vertigineux que je projette sur cet univers fabuleux. 

Aussi, ce texte sera plus long que les autres, fera des allers et retours entre le film et la série, invoquera d’autres films (Star Wars, notamment Les Derniers Jedi), des auteurs et autrices éclectiques (Carl Jung, Joseph Campbell, Aleister Crowley, Jane Roberts, Aughra) et des doctrines mystiques (la kabbale), afin d’essayer de répondre à cette question sans doute trop ambitieuse : que cache l’univers de Dark Crystal ? Pour cela, tel un Gelfling un peu trop ambitieux, je vais devoir rêvailler avec vous, et essayer de vous expliquer ce que l’on peut voir par-delà les vastes contrées de Thra. Même s’ils ont une importance notable, je choisis délibérément de ne pas invoquer les romans et comics prolongeant l’univers du film, parce que la série a très intelligemment choisi de reprendre plusieurs de leurs pistes narratives (pas toutes bien sûr, il faudra en garder pour une possible saison 2…).

Une nouvelle vision de la réalité

Dans le texte « Working with Jim Henson » (consultable ici), David Odell, co-scénariste de Dark Crystal (1982), explique que Jim Henson, créateur et marionnettiste de génie, avait inclus dans le film bon nombre d’idées provenant de l’hindouisme, du taoïsme, et des philosophies « New Age ». Plus précisément, Odell parle de l’influence cruciale qu’a eu le livre Seth Speaks (publié aux Etats-Unis en 1972) sur Henson : « Avant de commencer à travailler sur Dark Crystal, il [Jim Henson] insistait pour que je lise un livre qui s’appelait Seth Parle [Seth Speaks]. Il en possédait de nombreux exemplaires, et en donnait à son entourage (il en a également donné un à Brian Froud). J’étais flatté à l’idée que Jim veuille me faire comprendre sa spiritualité avant que nous collaborions. Le livre a été écrit par Jane Roberts, une écrivaine de science-fiction, qui un jour a commencé à entrer en communication avec “Seth”. Seth était une entité masculine multi-dimensionnelle, située par-delà le temps et l’espace, qui dictait des monologues métaphysiques par la bouche de Roberts, en transe, tous retranscrits en sténo par son mari. L’une des répliques favorites de Jim que j’avais écrite dans le script de Dark Crystal était celle où Aughra demande à Jen où est son maître. Jen répond qu’il est mort. Aughra regarde alors autour d’elle de manière suspicieuse, et grommèle : “Il peut donc être n’importe tout”. Je n’aurai jamais pu écrire ça si je n’avais pas lu le livre de Seth »

Odell poursuit : « le fond spirituel de Dark Crystal est fortement influencé par Seth. Je me suis toujours dit que l’idée d’êtres parfaits séparés en deux parties (une bonne partie, mystique et spirituelle, et une mauvaise partie, plus matérialiste), finalement réunies après une longue séparation, était la réponse de Jim aux enseignements de ce livre. Jim admettait que lui-même ne comprenait pas l’ouvrage, et que chacun s’en saisirait (ou pas) à sa propre façon. Mais il pensait que le livre proposait une façon tout à fait différente de voir la réalité, ce qui, je pense, était l’un de ses objectifs en faisant Dark Crystal ».

The Land of Froud (1976)

            

Une des illustrations du livre ayant inspiré Henson

 

Retrouver l’équilibre perdu

L’idée fondamentale de cette spiritualité, c’est celle du « Un », massivement reprise par le mouvement « New Age » (dans une perspective individualiste anglo-saxonne, à distinguer de ses influences premières), qui serait à l’origine de toute chose, et vers lequel chaque individu se doit de tendre afin d’atteindre la plénitude de la conscience, en trouvant l’équilibre entre les deux énergies qui nous diviseraient (le bien et le mal, le passif et l’actif, etc.). Nous pouvons reprendre les mots de Jane Roberts elle-même : « la conscience n’est pas simplement construite sur ces préceptes du bien et du mal qui vous préoccupent actuellement. Par déduction, l’âme non plus. Cela ne veut pas dire que dans votre système, ainsi que dans quelques autres, ces problèmes n’existent pas et que le bien n’est pas préférable au mal. Cela veut simplement dire que l’âme sait que le bien et le mal ne sont que différentes manifestations d’une réalité bien plus étendue ».  Derrière ce « Un » originel, se cache en fait l’archétype de la totalité, antique fantôme de nos « imaginaires collectifs » (peuvent en témoigner les élucubrations de William « Jack the Ripper » Gull dans From Hell d’Alan Moore et Eddie Campbell).

Jane Roberts, traversée par la voix de Seth, dictant ses pensées à son mari

 

Chez Carl Jung, l’archétype est la tendance humaine à utiliser une même forme de représentation renfermant un thème « universel » (attention néanmoins au risque d’ethnocentrisme), qui lui-même structurerait la psyché. Les archétypes seraient présents dans toutes les cultures (il sont « universels »), mais seraient figurés sous des formes symboliques différentes en fonction de ces même cultures. Les archétypes font ainsi chacun partie intégrante de ce que Jung appelle l’« inconscient collectif ».

Parmi les différents archétypes, se trouve celui de la totalité, que Jung appelle le « Soi ». Dans la psychologie analytique, le « Soi » correspond à la dynamique qui pousserait l’homme à « s’accomplir » et à atteindre une forme de plénitude (ce qui présuppose un être tiraillé). Autrement dit, le « Soi » réunit les opposés. Les archétypes, du fait de leur caractère universel, auraient une puissance émotionnelle très forte chez les individus, et ne peuvent se manifester qu’au travers d’un symbole. Pourquoi ? Parce que chez Jung, le symbole correspond toujours à la réunion imagée d’opposés (les archétypes), inconciliables pour l’esprit (d’où leur charge affective très forte, qui peut même rendre fou/folle). Le symbole est donc fondamentalement paradoxal, et l’archétype (qui ne s’incarne que par le symbole) correspond donc toujours à la conjonction de deux valeurs, entités ou idées opposées : le yin et le Yang, qui donnent le Tao, le passif et l’actif, qui donnent l’Equilibre, les Skeksis et les UrRus, qui donnent les Urskeks…

Ce thème est présent dès les années soixante dans la culture populaire américaine. Pensons par exemple à l’extraordinaire épisode 5 de la première saison de Star Trek (1966), intitulé « L’imposteur » (« The Enemy Within »), dans lequel le capitaine Kirk est dédoublé en raison d’un accident de téléporteur. L’un est doux et passif, tandis que l’autre est violent et colérique. À la fin de l’épisode, les deux comprennent qu’ils ne peuvent survivre chacun de leur côté, que la raison a besoin de l’impulsivité pour agir, et que l’impulsivité a besoin de la raison pour se contrôler. On ne peut pas trouver représentation plus explicite de l’archétype (la dualité actif/passif), et du « Soi » (l’union des opposés) comme accomplissement du sujet.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une incomplétude existentielle…

 

Deuxième partie en ligne demain sur Le Bleu du Miroir