E-Cinéma | Action et réaction(s)
Internet célèbre sa première fête de la VOD, du 5 au 9 octobre 2016. Réplique numérique du printemps du cinéma, l’événement met en lumière des films sortant du carcan habituel de la diffusion en salle. Par choix, ou par contrainte ? Réponse de Normand : un peu des deux.
À la recherche d’une alternative
Chaque pays possède une chronologie des médias qui lui est propre. Derrière ce nom un brin pompeux se cache le simple calendrier qui régit toutes les productions cinématographiques. En France, à l’inverse des modèles américains ou canadiens, cette chronologie est largement rigide, prête à protéger à tout prix la sacro-sainte salle de cinéma. Parfois au mépris de l’évolution supersonique des pratiques de consommation, notamment chez les 15-25 ans. A titre d’illustration, un film sorti en salles en France devra attendre seulement 4 mois pour sa sortie VOD, mais jusqu’à 3 ans pour une exploitation SVOD – la VOD illimitée du modèle de Netflix et CanalPlay. Soit tout le temps du monde chez le spectateur impatient pour succomber à la tentation de l’illégalité, peu punie et fantasmée comme une corne d’abondance. Et ce ne sont que des délais minimum, l’exploitant pouvant très bien décider d’allonger ces délais.
Côté distributeur, les circuits de diffusion sont des plus serrés et les line-ups souvent prévues des mois, voire des années à l’avance. Explosion des budgets, surexposition des blockbusters : difficile ne serait-ce que d’exister pour les productions modestes et/ou indépendantes. Même certains gros poissons se noient. La VOD se met progressivement à la page concernant le numérique, mais la démarche reste une alternative aux sorties physiques (DVD et Blu-Rays). Ce n’est qu’au cours de ces dernières années que certains distributeurs commencent à se creuser la cervelle. Le but ? Créer une véritable alternative à la chronologie du cinéma et à ses fondations vieillissantes, proposer une nouvelle méthode de consommation. En un mot, faire se rejoindre les trois sommets d’un triangle : abondance artistique, démarcation marketing et viabilité économique. Dans la pratique, le e-cinéma est proposé sur les principales plateformes du marché, avec un étiquetage clair du produit séparé des sorties VOD et un prix fixe entre 5 et 8 euros la nouveauté.
Wild Bunch, preum’s
C’est Wild Bunch qui dégaine le premier courant 2015 avec Welcome in New York d’Abel Ferrara et un joli succès pour une première tentative. La boîte enchaîne avec Les Enquêtes du Département V. Adapté des romans de Jussi Adler-Olsen, seuls les trois premiers volets sont disponibles (Miséricorde, Profanation et Délivrance) et offrent une atmosphère toujours plus sombre digne des meilleurs thrillers Danois. Son duo de policiers, Carl et Assad, font face à des affaires bien scénarisées, offrant leur lot de rebondissements malgré une marche en terrain connu. Les Enquêtes du Département V n’invente rien mais la formule fonctionne. Les trois films se distinguent chacun par un thème différent, permettant de suivre l’évolution des personnages au fil des enquêtes : la politique pour Miséricorde, la bourgeoisie pour Profanation et le milieu religieux pour Délivrance. Pourquoi donc le format e-cinéma ? Car 5 films sont prévus et ce choix semble être le meilleur pour éviter l’engorgement des salles. A noter que Profanation a eu le droit a une sortie en salles et que le 4ème volet pourrait aussi en bénéficier.
On retrouve cristallisé dans le marketing autour de Miséricorde autant que dans le produit le leitmotiv de l’e-cinéma, se devant de faire valoir sa plus-value et de se distinguer de la VOD. Le film d’e-cinéma est un film aux moyens de production similaires en tous points au circuit de sortie traditionnel, avec budgets conséquents, casting et cinéastes de premier plan et moyens marketing costauds à sa sortie. Quitte à se fondre dans les nouvelles pratiques de consommation cinématographiques, il faut embrasser la multitude de nouveaux écrans dont dispose le spectateur sans sacrifier un certain prestige de contenu. Ce prestige, les distributeurs vont généralement le trouver du côté des festivals. Le vivier colle exactement aux prétentions de l’e-cinéma : des films reconnus au mieux pour leur aspect qualitatif, au moins pour un certain angle de cinéma ou une prise de risque, mais dont le faible rayonnement chez le grand public n’assure pas la prise de risque et l’investissement d’une sortie en salles.
Inspection de catalogue
Pour un mécanisme encore en rodage, il est surprenant de constater à quel point le e-cinéma s’est approprié des films de haut standing. Qui aurait parié sur une sortie numérique de 99 Homes, ni plus ni moins que grand prix du jury 2015 au festival de Deauville ? Pas grand monde. C’est toutefois ainsi que le public français découvre un drame percutant autour de la crise économique de 2008, porté par un casting impeccable (Michael Shannon, Andrew Garfield, Laura Dern) et un traitement juste de son propos. Même constat pour le thriller Son Of A Gun de Julius Avery, sorti en mai 2015. Ewan McGregor et Brenton Thwaites y forment un duo efficace dans la pesante atmosphère australienne, bien épaulés par Alicia Vikander. De quoi entraîner un paradoxe, puisque de nombreux avis (Le Bleu du Miroir compris) auraient jugé digne pour 99 Homes et Son Of A Gun d’une sortie en salles obscures. On n’échappe jamais vraiment à ses vieilles habitudes. Dans les petites pépites du circuit, on trouve aussi Vampires en Toute Intimité, la désopilante comédie en forme de mockumentaire des néo-zélandais Jemaine Clement et Taika Waititi. Succès critique et phénomène de bouche à oreille, le film a eu droit à un joli lifting VF, puisque c’est le tandem Nicolas & Bruno (Message à Caractère Informatif, La Personne aux Deux Personnes) qui s’est chargé de reprendre librement la traduction et le doublage. Preuve supplémentaire de moyens de production conséquents et de stratégie affinée de la part des distributeurs.
Le e-cinéma donne aussi l’occasion d’un repêchage pour des films aux tons libres, ou alternatifs. C’est le cas de The End, du français Guillaume Nicloux à qui l’on doit le contemplatif Valley of Love avec Gérard Depardieu et Isabelle Huppert. Le film narre l’histoire d’un chasseur (Depardieu), seul en proie aux mutations d’une forêt mystérieuse et fantastique. Si la critique a rapidement affublé The End de nombriliste, mettant en scène du propre aveu du réalisateur un de ses rêves, on ne peut retirer au film son audace et son absence de concession, marquant profondément le subconscient du spectateur. Une expérience sensorielle unique, soumise à l’humeur du moment. Dans un tout autre cadre, le Made In France de Nicolas Boukhrief subit un affreux timing. Le film n’aurait sans doute jamais vu le jour sans le e-cinéma. Traitant de jeunes djihadistes français, il est décommandé au dernier moment car programmé, par une terrible coïncidence calendaire, 5 jours après les attentats du 13 novembre.
Peut être l’agrément le plus important de tous, le e-cinéma peut également servir d’impulsion à des genres qui ne trouvent plus leur place en salle. Equals, de l’excellent Drake Doremus, est sûrement le cas d’école de cet argument. Bénéficiant pourtant d’un duo de choc avec Kristen Stewart et Nicholas Hoult, prompt à aller titiller une certaine cible, cette romance/anticipation/dystopie avait tout pour réussir sur grand écran. Des références acquises et dosées (Gattaca, THX 1138), un ton juste, un propos fort, mais pas assez pour justifier la prise de risque. On se console en se disant qu’au moins, Equals a bénéficié d’une sortie française officielle. Les curieux devront se procurer Like Crazy et Breathe In en import US. Pas de quoi aider la lutte anti-piratage.
Evolution plutôt que révolution
Quelques bons exemples ne font pas pour autant la saveur d’une démarche de distribution. Le e-cinéma n’est pas une machine à grands oubliés de festivals ni un système de repêchage, et encore moins un marché idyllique pour cinéphiles de niche affamés. Il traîne déjà quelques faux-pas. Certains, comme le timide et superficiel Eye In The Sky, légitiment leur traitement numérique par un simple retard de timing (sur le Good Kill d’Andrew Niccol, en l’occurrence). D’autres sont de véritables casseroles. Collide se tape ainsi un ridicule bonnet d’âne. Eran Creevey nous sert un thriller-action abrutissant où Nicolas Hoult et Felicity Jones foncent à contre-sens sur l’Autobahn. Où le e-cinéma possède au moins l’avantage de pouvoir se lever de son siège et s’en aller, sans subir les regards désapprobateurs de toute une salle.
Malgré l’appui plus ou moins déclaré de certains distributeurs français pour le e-cinéma, Wild Bunch et TF1 Vidéo en tête, difficile d’annoncer pour l’heure une révolution des usages – et encore moins des retombées économiques gargantuesques. Loin, très loin d’être une alternative de consommation acquise et reconnue chez le spectateur lambda, le e-cinéma souffre d’un manque de considération doublé d’un catalogue assez pauvre, surtout comparé à l’ogre du circuit en salles. Certes, le processus est nouveau, mais à raison d’une sortie par mois en moyenne depuis son lancement, difficile d’éviter la désagréable sensation de contrainte – surtout lorsque l’abondance est quasiment devenue la norme chez le consommateur de produits audiovisuels. Trop semblable à la VOD dans son mode de consommation pour atteindre son objectif d’une qualification d’égal à égal avec le cinéma tout court, le e-cinéma peine à se détacher de son étiquette hâtive et condescendante de “cinéma du pauvre”. Comme quoi, malgré toutes les révolutions d’usage plus ou moins fantasmées par les spectateurs et les constructeurs hi-tech, la salle de cinéma jouit encore d’une stature de figure au mieux tutélaire, au moins constituante.
Robin Souriau, avec Nassim Chentouf et Arthur Guillet.