EMMANUEL MOURET | Interview
Par une soirée de septembre aux airs d’été qui n’en finit plus, nous avons rencontré le réalisateur Emmanuel Mouret pour la sortie de son nouveau long-métrage, le lumineux et romanesque Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait. Dans un Paris à la vie de terrasse retrouvée, celui-ci s’est confié sur le plaisir qu’il prend à observer les aventures amoureuses, multiples et imprévisibles, sans jugement moral. Il raconte aussi le choix de Camelia Jordana, sa vision et sa « méthode » de metteur en scène, son rapport à la salle de cinéma et son sentiment quant au contexte actuel…
Dans vos films, les personnages flirtent toujours avec les limites des conventions sociales et, pourtant, jamais vous ne semblez les juger. Dans Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait, vous déplacez le curseur encore davantage mais avec toujours cette douceur, ce facétieux amusement face à nos inconstances et nos contradictions… Pensez-vous qu’il faille être plus indulgents envers nous-mêmes ?
Emmanuel Mouret : J’ai tendance à croire que l’indulgence, la mansuétude, la tolérance est une vertu. Plus que la trop forte exigence morale. Je n’ai pas à donner de conseils moraux. En ce qui concerne les affaires amoureuses, on se situe dans un domaine un peu flou où chacun porte des avis différents sur ce qu’il faudrait faire, respecter ou pas. Bien évidemment, il y a des excès face auxquels on ne peut avoir aucune indulgence… Dans le film, les personnages sont attentionnés et attachés aux conventions sociales mais qui ont aussi des désirs, des appétits, au gré de leurs rencontres.
Dramaturgiquement, dans bon nombre de drames ou de comédies, on se place dans le conflit entre le devoir et la promesse de réalisation de soi, de rêve, de satisfaction. On se situe donc entre l’élan de réaliser une partie de ses désirs et d’être un individu social respectueux de l’autre et d’un certain ordre. Entre les deux, il existe une sorte de flou artistique dans lequel les personnages négocient avec eux, avec l’ordre, les usages… et cherchent à trouver leurs arrangements. Et ceux-ci ne sont pas les mêmes d’une personne à l’autre. On peut le constater dans nos propres sphères familiales, amicales.
Quelque part, vos films évoquent la constante victoire du sentiment, du désir, de la pulsion sur le cérébral alors que les personnages sont très attachés à leurs principes…
Je ne saurais dire s’il y a victoire du sentiment sur la raison. Dans les films que j’écris, le sentiment varie avec le temps, le sentiment est malade, mais la raison est malléable aussi. C’est ce mouvement qui m’intéresse, ce qui se passe au cours du temps.
Finalement, la vie amoureuse est imprévisible et vous abordez ce sujet avec une sorte de sérénité, d’apaisement…
Je ne dirais pas qu’il s’agit de sérénité car la vie amoureuse est une véritable aventure, parfois sereine mais si souvent cruelle, intense, douloureuse.
Vous me confiez il y a quelques années que « le cœur est élastique, on peut y entrer à plusieurs… » Cette philosophie ne vous quitte plus.
Ce qui est assez cruel chez bon nombre de ces personnages, c’est que le cœur est trop grand. Mais on ne peut vivre plusieurs vies à la fois. Tous les personnages du film y sont confrontés comme chacun de nous y est confronté dans sa vie.
Et puis il y a cette thématique du sacrifice. Chaque personnage dans le film est confronté à un « renoncement ». Le plus beau étant celui du personnage d’Emilie Dequenne…
C’est le propre de la dramaturgie : choisir c’est renoncer. Il y a un conflit moral quand il y a deux désirs antagonistes. Mes personnages ont le conflit d’être des gens biens et attentionnés et celui de réaliser une passion, de répondre à leur appétit sensuel.
Pour revenir à la question du jugement, on a l’impression que votre film trouve paisiblement sa place dans une sphère qui irait à l’encontre d’un retour sociétal vers des valeurs plus conservatrices, plus rigides du couple…
Je n’ai pas voulu porter de commentaires sur la société actuelle. L’exigence morale se fait au nom d’un ordre social qui permettrait à la société de fonctionner au mieux. Mais il y a un moment donné où la morale peut devenir inhumaine…
Les films à message ne m’intéressent pas. Ces messages, on les a déjà suffisamment par les médias. On nous dit ce qu’il faut penser en permanence. Pour moi, le cinéma doit s’affranchir de ça. On écoute les différentes voix sans prendre parti d’emblée.
En tant que cinéphile, ce que j’aime c’est cette forme de suspension du jugement. Je pense aux cinéastes que j’aime : « chacun a ses raisons« , comme disait Jean Renoir. J’aime comprendre affectivement les raisons des personnages et rentrer dans la complexité du monde sans émettre un ressentiment à l’égard de ces pratiques ou ces idées qui ne seraient pas les nôtres…
Essayer de percevoir le monde, l’aimer, sans le juger. C’est une expérience. Certains pourront arguer qu’il faut porter un jugement mais je ne suis pas sûr de le vouloir.
Est-ce, de toute façon, le rôle du cinéaste ?
Les films moralisants, les films à message ne m’intéressent pas. Quelque part, ces messages, on les a déjà suffisamment par les médias (la télévision, la radio, les journaux…). On nous dit ce qu’il faut penser en permanence. Pour moi, le cinéma doit s’affranchir de ça. On écoute les différentes voix sans prendre parti d’emblée.
Cela fait deux films que vous n’apparaissez pas à l’écran. Ressentiez-vous le besoin de vous recentrer sur la mise en scène ?
Ne pas jouer m’offre une plus grande disponibilité à la mise en scène, de faire des choses plus sophistiquées. La réalité c’est que je n’ai jamais ambitionné d’être comédien, de jouer dans mes propres films. Chaque fois, ce sont les producteurs qui me proposaient de jouer. Cela me plaisait bien, comme un hommage à ces acteurs-réalisateurs qui jouaient dans leurs films. Cela créait un lien avec le spectateur, une forme de complicité…
Vous me disiez que vous rêviez de trouver votre alter-ego pour prendre votre place à l’écran. On a le sentiment que c’est chose faite avec à la fois Niels Schneider et Vincent Macaigne, qui comportent un peu de vous dans chacun d’eux…
Vous avez absolument raison. Et je retournerais avec grand plaisir avec l’un et l’autre si la tranche d’âge de mes prochains personnages le permet.
Parlons de vos comédiennes, lumineuses dans le film. Qu’est-ce qui vous a séduit chez Camelia Jordana, que l’on n’avait peut-être jamais vue dans ce registre ?
Je ne la connaissais pas. Je ne regarde pas la télévision et je n’écoute pas la musique à la radio. Je ne connaissais pas son travail et n’avais pas forcément conscience de son image publique. C’est ma directrice de casting qui m’a parlé d’elle. On s’est vus, rapidement ça a été une évidence. J’ai été immédiatement séduit.
Il y a les choses qu’on dit mais aussi les choses qu’on dit pas. Et elle a une façon d’habiter les choses qu’on ne dit pas qui m’a complètement bluffé. Elle l’incarne très bien. Elle a une sensibilité incroyable d’interprète. J’étais content de la trouver car c’est un personnage que j’aime beaucoup. C’est un personnage réservé, sensible, avec un monde intérieur très beau. Elle a été mon premier choix et le casting s’est organisé autour d’elle à partir de là.
Si je devais proposer une définition un peu réduite de la mise en scène, je dirais qu’il s’agit de savoir ce que l’on montre et ce que l’on ne montre pas, et si on le montre, si on le montre de près ou de loin.
Dans Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait, il y a de très longues séquences dialoguées et des plans-séquences… On sent une évolution dans votre mise en scène. Comment préparez-vous ces scènes avec vos comédiens ?
J’avais envie de sortir du champ-contrechamp que l’on peut trouver ennuyeux car il casse le jeu des comédiens. L’enjeu en mettant en place du champ-contrechamp c’est de rendre les échanges plus vivants, plus attrayants pour le spectateur. Cela nécessite des mises en place assez chorégraphiques, en grande partie évoquées par le décor.
Les comédiens ont ainsi beaucoup de places, de choses à faire, au sein d’un cadre qui lui-même va bouger. Ce que je cherche en travaillant de nouvelles façons de filmer mes scènes c’est que le spectateur ne soit pas toujours sur le regard du comédien, qu’il aille le chercher quand il est de dos, de profil, hors champ ou dans l’écoute…
Ce serait long de développer sur le sujet du plan-séquence mais il y avait un amusement à suivre leurs déplacements. On s’organise autour d’un cadre, on prépare les scènes par un jeu d’apparitions et disparitions. Si je devais proposer une définition un peu réduite de la mise en scène, je dirais qu’il s’agit de savoir ce que l’on montre et ce que l’on ne montre pas, et si on le montre, si on le montre de près ou de loin. A partir de là, il y a un rapport intuitif dans la mise en place et dans le mouvement.
J’ai réalisé avec le temps que lorsqu’un personnage dit quelque chose et qu’on ne le voit pas, on l’entend d’autant mieux que lorsqu’on le voit. Cela évite aussi les redondances. Et, enfin, cela a l’avantage pour les comédiens d’être très concentrés, ce sont des séquences qui nécessitent beaucoup de travail et le personnage sort sans volontarisme.
Vous étiez à Angoulême pour le premier festival post-confinement. Après un confinement où chacun découvrait des films dans une sphère privée, voir votre film rencontrer le public a du vous placer dans un sentiment particulier…
A contexte particulier, voire difficile, il se passe quelque chose de particulier. Les salles sont un endroit de partage chaleureux. Une rareté peut-être ? Aller en salle signifie d’autant plus un désir, dans ce contexte d’autant plus. Lors des festivals, des avant-premières, on sent le désir des gens d’être là, de voir le film, d’en parler, d’être ensemble. Dans les situations difficiles, il y a aussi des moments d’autant plus chaleureux.
Et pourtant certains amateurs de cinéma ont encore du mal à retourner en salle, soit par peur, soit à cause de la contrainte du masque…
On sent la nécessité du lien. Comme cela ne va pas de soi, le besoin réapparaît et résiste. On est conscients de ce besoin, on en était privés. Tout est particulier en ce moment. Il faut jouer le jeu de la rencontre des films en salle.
Propos recueillis et édités par Thomas Périllon pour Le Bleu du Miroir
Autorisation Photos : Monica Donati, Pyramide