Xavier Dolan | Entretien (2e partie)
À l’occasion de la sortie prochaine de Mommy de Xavier Dolan, nous avons rencontré le jeune cinéaste québécois lors d’une table ronde conviviale, enrichissante et parfois même assez interactive. Dans cette seconde partie, il est question de l’importance de la musique dans sa créativité, de son oeuvre articulée entre fatalité et liberté, du montage de ses bandes-annonces, de Meryl Streep et Nathalie Baye, du besoin d’amour et du regard de l’autre, de la frénésie autour de sa personnalité et de ses oeuvres, de l’influence des critiques négatives mais aussi quelques précisions nécessaires sur la polémique entourant la Queer Palm…
Thibault : Les chansons de fin dans vos films sont les plus fortes. Chaque fois que la « chanson de fin » arrive, on se dit que c’est exactement celle qu’il fallait…
Xavier Dolan : Oui, ma préférée c’est vraiment celle de Laurence Anyways, Let’s go out tonight de Craig Armstrong – en fait une réinstrumentalisation. Tant mieux si vous jugez qu’elle est bien choisie. Comme mes films sont tellement longs, au moins on peut se dire « ça y est, c’est la fin » [Il rit].
Thibault : Construisez-vous vos films en fonction de la chanson finale ?
Xavier Dolan : Non. Mais en fonction d’autres chansons, oui. Mommy par exemple a été écrit en fonction de la chanson de la scène du rêve dont nous parlions. C’est un morceau magnifique de Ludovico Einaudi… [Il sort son smartphone, lance la musique en question]. C’est un ami qui me l’a fait connaitre. [La musique résonne]. Tu entends ça, tu as l’impression que c’est comme une horloge, un coeur qui bat… [La musique prend de l’ampleur]. Il faut que quelqu’un voit sa vie rêvée là-dessus, il faut qu’on voit des enfants grandir, il faut qu’on voit la beauté des gens se fâner, il faut qu’on voit les feuilles d’automne qui tombent… (Il coupe le son]. J’ai entendu ce morceau-là, j’ai écrit la séquence. Et je me suis dit qu’il fallait que j’écrive un film autour de cette séquence. Et j’ai fait Mommy.
Thibault : Et le choix de Born to die de Lana Del Rey ?
Ca a changé plusieurs fois. J’avais même pensé à mettre Green Day… mais c’était moins émouvant [il rit]. J’aime beaucoup ce que fait Lana Del Rey mais c’est de loin la chanson qui me touche le moins dans le film. Parce qu’elle ne fait pas partie de la playlist du père. Vous verrez dans le film, on voit la playlist « D.I.E & Steve forever » et elle n’y figure pas. Ca aurait été un sacré anachronisme puisque le père est mort avant que la chanson ne soit sortie. Mais le choix a fini par s’imposer : « Born to Die ». Die est non seulement le prénom de la mère. Mais ça résume bien le film : c’est un film sur les gens à qui le système ne laisse aucune chance, des gens que le système rejette. C’est horrible mais ils sont pratiquement mieux morts que vivants car la place que le système leur laisse est dégoûtante. La dernière séquence est presque une séquence de victoire. Je veux faire des films sur la liberté. Sur l’amour, sur la mort, sur la vie. Mais surtout sur la liberté. Le droit d’exister, d’être différent. Malgré sa maladie, ce trouble qui l’anime et le sclérose… il a compris. « C’est mieux pour moi, pour ma mère » et quelque part ça le rend heureux, ça le soulage.
Thomas P. (LBDM.fr) : Avez-vous déjà en tête la musique de vos prochains films ? Et celle de vos bandes-annonces, puisqu’il parait que vous les choisissez ?
X.D : Oui, ça nous a couté cher d’ailleurs ces morceaux (pour la bande-annonce de Mommy). Et j’ai déjà en tête la musique que je veux utiliser pour ma prochaine bande-annonce. [Il ressort son smartphone et lance Map of the problematique de Muse]. C’est excitant. On sent venir le climax du milieu, tout s’accélère et c’est la merde. Vous allez l’entendre, vous verrez.
Et pour le premier teaser, j’aimerais que ce soit celle-là. Ce sera compliqué mais j’ai confiance. [Il remet une autre musique : Thinking about you de Radiohead]. Les paroles sont formidables et ça colle parfaitement au film sur le show-business que je veux faire. « These people aren’t your friends, they kiss your feet. They don’t know what I know« . Ca donne une idée des thématiques…
J’aurais un grand plaisir à diriger Meryl Streep si on me le proposait…
Hugo S. (TouteLaCulture) : Allez-vous essayer de réunir la même troupe d’acteurs pour votre premier film anglophone ? Allez-vous l’aborder différemment ?
X.D : En tout cas, je le tournerais chez moi, au Québec. Avec mon équipe, mes techniciens, chez moi. Je l’aborderai de la même façon. C’est juste une histoire à écrire en anglais. Je ne vais pas partir dans l’idée que « maintenant je vais faire des films à Hollywood ». C’est surtout une question d’avec qui tu travailles. Meryl Streep ou non. [Il rit]. Ce sont les grands esprits avec qui on peut créer, échanger. J’aurais un grand plaisir à diriger Meryl Streep si on me le proposait… Je me rappelle quand j’ai travaillé avec Nathalie Baye… Les gens me disaient « attention, tu ne peux pas lui parler comme ça, lui donner autant de notes, tu crois que ça va lui plaire ? ». J’aurais le privilège de travailler avec une telle actrice mais ce serait un privilège passif, je n’aurais pas le privilège de la diriger ? À quoi bon ? Tous les plus grands acteurs ont besoin d’être dirigés. Bien sûr qu’elle serait bonne sans moi… mais on ne fait pas un grand film de studio là. Dans ces gros films très bien rémunérés, ils se retrouvent seuls. Seuls au monde, sans notes, dans la grosse machine… sans rien. Si j’avais la chance d’avoir une grande actrice, comme Meryl Streep pour continuer la blague… Je lui dirais « Meryl, less is more » [Il rit malicieusement]. Ce serait formidable de diriger de telles comédiennes et si une telle chance m’était confiée, je voudrais la saisir et en profiter au maximum.
Thibault : Peut-on parler de l’écriture de vos personnages ? Il y a très souvent une certaine forme de pessimisme dans ce qu’ils traversent…
X.D : Je fais des films sur des personnages libres, mais la société qui les entoure les ostracise. Dans Laurence Anyways par exemple, Laurence est une femme qui veut être libre mais qui, malheureusement, est persécutée. On le licencie parce qu’il est travesti. Plus tard dans le film, une décennie plus tard, on retrouve un personnage en couple gay et c’est tout à fait bien accepté. Les temps changent : en 90, c’était Laurence qui dérangeait parce qu’elle voulait être une femme. Je pense que dans mes films, la fatalité ne vient jamais des personnages eux-mêmes mais de la vie qui n’est pas un jardin de roses. J’essaie de faire des films lumineux, beaux et heureux mais ça finit souvent de façon tragique car l’ostracisme et l’intolérance font partie de la société. L’enfer c’est les autres…
T.P (LBDM.fr) : Outre la question de l’enfermement et de la liberté, on retrouve dans vos films et dans vos personnages une certaine violence enfouie en eux, liée à un besoin d’amour. On a l’impression que vos personnages sont des êtres qui essaient désespérément de se rattacher à l’autre (une mère, une amante…), d’exister dans le regard que l’autre nous porte, malgré le poids de la société ?
X.D : [Il hoche la tête d’approbation] Parce qu’on essaie de plaire à la société, de trouver sa place. On essaie mais le réussit-on vraiment ? La quête de mes personnages est une quête de liberté, d’affranchissement mais aussi d’appartenance. Ce ne sont pas des marginaux qui ne veulent rien savoir de la société, vivre à part. Ce sont des gens qui voudraient s’adapter dans leur milieu, exister dans le regard de l’autre. Mais malgré eux, ils n’y parviennent pas. Ils veulent être aimés, exister… Comme moi d’ailleurs…
Laure C. (ToutLeCiné) : Comment vivez-vous la frénésie actuelle autour de votre personne ? On a l’impression que vous générez autant de haine que d’amour. Comment gérez-vous cette agitation ?
X. D : J’ai l’impression depuis Cannes que je génère plus d’amour et cela m’a vraiment apaisé. Parce que c’est lourd… Les gens sont durs. Les gens sont cruels, de mauvaise foi.
Avec Mommy, j’ai eu l’impression que les gens arrêtaient de critiquer mon film comme on corrige le devoir d’un élève.
T. P (LBDM.fr) : Vous aviez reçu beaucoup de critiques virulentes pour Laurence Anyways, pas toujours justifiées…
X. D : Moi j’étais heureux de faire ce film. J’en étais fier. Le plus dur c’est quand on ne comprend pas pourquoi les gens ne nous ont pas aimé. Qu’on ressent qu’il y a derrière cette médisance et cette haine une forme de gratuité. Mais j’essaie de lire toutes les critiques, positives comme négatives. Je lis absolument tout, c’est formateur. J’essaie d’apprendre à choisir… Les attaques personnelles ne sont que pur poison. Mais dans les critiques négatives, il y a des choses très intéressantes et formatrices. Je suis tellement jeune, j’ai tellement appris à l’arrachée, en investissant tout mon argent… Le cinéma, c’est tellement une voie particulière que je ne vais pas me mettre à prodiguer des conseils tout faits, standardisés. J’essaie de réagir de la bonne façon aux critiques négatives. Si quelqu’un pense l’inverse de vous, il y a peut-être quelque chose d’intéressant à y trouver. J’essaie d’évoluer, de prendre en compte ces commentaires… Et enfin, avec Mommy, j’ai eu l’impression que les gens arrêtaient de critiquer mes films comme on corrige le devoir d’un élève.
Thibault : Pour finir, peut-on revenir sur vos propos rapportés à propos de la Queer Palm… On a compris que vous souhaitiez vous détacher des étiquettes. Ont-ils été mal retranscrits ?
X. D : Y’a de ça, évidemment. Soyons honnêtes, je n’ai pas utilisé le mot « dégoûté » à propos de l’existence de ces prix. En l’occurrence, je ne le suis pas, « dégoûté ». Mais je suis contre, je le réitère. Pourtant, ça me fait mal de m’en prendre à l’initiative de gens qui cherchent à ouvrir les horizons, à élargir les mentalités et séduire les plus réfractaires. Je ne veux pas travailler contre qui que ce soit. Je suis flatté que, cette année-là, le jury m’ait choisi pour la Queer Palm, qu’ils aient aimé mon film. Cela dit, je ne comprends pas comment la Queer Palm peut aider un film. J’ai lu que donner la Queer Palm à un film permettait de l’aider à être acheté et distribué. Je ne le comprends pas, je n’y crois pas. Le public ira-t-il voir davantage le film en salle parce qu’il a gagné ce prix ? Je ne pense pas. Même moi qui suis gay, je ne sais pas si cette mention sur l’affiche me pousserait à y aller.
Ce prix poussera-t-il le grand public à y aller pour cette raison ? J’en doute. Au contraire. Notamment en France, où il reste une mentalité à séduire et convaincre, une frange du public qui reste réfractaire et n’accepte pas l’idée de l’homosexualité… On l’a bien vu ces dernières années, lorsqu’on laisse les gens s’exprimer là-dessus : ils descendaient dans la rue par milliers pour priver les autres des droits les plus fondamentaux… C’est ahurissant. C’est très apeurant pour nous de voir autant de personnes afficher une telle haine, surtout en s’appropriant la noblesse de religions spirituelles conçues pour générer l’amour, l’amitié et l’entraide. Voir des gens se prétendant chrétiens défiler dans la rue contre les libertés fondamentales, c’est choquant.
[Il marque une pause] Je ne voulais pas m’inscrire dans un tel débat. Mes propos ont été montés en épingle pour en faire une polémique, en profitant des projecteurs braqués sur Mommy… Il y a toujours un opportuniste pour venir se glisser là-dedans. Je le réitère : pour moi, on ne convainc pas les gens en nommant. On peut éduquer, essayer de faire avancer les choses. Mais dans mes films, être homosexuel est un attribut secondaire, comme le fait d’être noir, juif ou autre… Refuser de comprendre que dans l’imaginaire collectif malheureusement c’est une étiquette qui peut être rédhibitoire, c’est se couper d’une forme de progrès que l’on pourrait accomplir plus rapidement. On pense qu’on en a fini avec les tabous, mais ce n’est pas vrai. Les gens sont encore fragiles. Un tel prix ne me parait pas constructif pour faire évoluer le regard du public. Ce qui me rassure c’est qu’après Laurence Anyways, énormément de gens sont venus me voir pour me dire qu’ils avaient vu le film en salle et qu’ils avaient adoré malgré leurs préjugés de départ, que ça les avait aidés à mieux comprendre ce que les transsexuels pouvaient vivre et ressentir.
Jamais je ne remettrais en question l’existence ou l’utilité des films « queer », des festivals du film gay, au contraire. Mais en dehors de ce giron communautaire, cela ne sert à rien d’apposer des étiquettes sur des films que l’on souhaite partager avec tout le monde, surtout auprès de gens qui pourraient se laisser convaincre et permettre ainsi aux mentalités d’évoluer petit à petit. Je crois qu’on se coupe d’une partie du monde en étant grégaire.
Propos recueillis et édités par Thomas Périllon
Entretien réalisé dans le cadre d’une table ronde où étaient également présents Laure Croiset (ToutLeCiné), Hugo Saadi (TouteLaCulture), Noémie Spilmont (TNV) et Thibault (blogueur).
Remerciements : Xavier Dolan, Monica & Cilia (MK2 distribution).
La ficheMOMMY
Réalisé par Xavier Dolan
Avec Anne Dorval, Antoine-Olivier Pilon, Suzanne Clément
Canada – Drame
Sortie en salles : 8 Octobre 2014
Durée : 119 min
[…] Dans la suite de l’entretien, il sera question de la musique dans ses films, du montage de ses bandes-annonces, de Meryl Streep et Nathalie Baye, de fatalité et de liberté, du regard de l’autre, de la frénésie autour de sa personnalité et de ses oeuvres, de l’influence des critiques négatives et de la polémique autour de ses propos sur la Queer Palm… Alors vite, découvrez la 2e partie en cliquant ici. […]