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FANNY LIATARD & JÉRÉMY TROUILH | Interview

Porteur du label Cannes 2020, Gagarine a du attendre de long mois pour enfin sortir dans les salles françaises et conquérir son public. Ses deux réalisateurs, Fanny Liatard et Jérémy Trouilh ont démontré un amour de ce lieu et de son territoire en lui consacrant leur premier court-métrage, en 2015, puis ce premier long-métrage de fiction, tous deux portant le nom de Gagarine. Ils reviennent avec nous sur la genèse de ce projet, mais aussi sur plusieurs aspects d’une histoire qui s’enracine dans le coeur de la banlieue rouge d’île de France, dont ils ont voulu retranscrire un visage éloigné des clichés, au plus près des rêves magnifiques qu’ils ont rencontré dans leurs pérégrinations de cinéastes.


Beaucoup de cinéastes utilisent la figure de la cité uniquement comme un décor, presque un prétexte pour faire du cinéma de genre de façon très désincarnée. Cela semble très loin de votre démarche, vous aviez fait un premier long-métrage en 2015 déjà appelé Gagarine. Comment en arrive-t-on en sortie de Science po à déposer un scénario pour HLM sur Court, et d’où vous vient cet intérêt persistent pour la cité Youri Gagarine ?

Jérémy Trouilh : Je remonte un peu en arrière pour vous raconter comme c’est venu. Fanny et moi nous sommes effectivement rencontrés à Science po, sans vouloir devenir politiciens, mais plutôt pour une curiosité du monde, qui nous a amenés notamment à voyager en Amérique du Sud – un moment fondateur dans notre volonté de raconter des histoires un peu décalées sur le réel, une sorte de réalisme magique. Après, on a tous les deux fait des spécialités en urbanisme, ce qui a sans doute éveillé notre intérêt sur le vivre-ensemble dans les villes et comment on réinvente ça, sur comment on construit aujourd’hui les choses avec plus de participation des habitants de certains quartiers en réhabilitation. Je pense à certaines expériences qu’a eu Fanny à Marseille pendant le moment où la ville phocéenne était capitale européenne de la culture en 2013. Des artistes intervenaient dans les quartiers pour faire participer leurs habitants et leur donner la parole sur la transformation de leur quartier.

On est arrivés tous les deux à avoir envie de faire des films, mais on n’avait jamais de formations claires de fiction. Moi, j’avais une petite formation sur le documentaire, Fanny, une formation de scénariste. On était à Paris ensemble, on découvrait la ville et sa banlieue, et des amis architectes nous ont proposé de venir faire des portraits documentaires des habitants à Gagarine. On y va et on tombe sur cet immense bloc de briques rouges. La première chose, c’est un choc visuel, avec ce vaisseau spatial, déjà. Puis son histoire, assez incroyable, tout un mythe, celui de Youri Gagarine l’astronaute qui à soixante ans est venu inaugurer cette cité. Et ce présent : 370 familles dans ces logements, qui à l’époque sont menacés d’être séparés parce que la cité est sous le coup d’une démolition.

Dès le court-métrage qu’on a eu envie de faire, on voulait raconter une histoire qui allait à la fois décaler le regard sur un lieu qui est trop souvent décrié et caricaturé. Et quand je dis « lieu », je pense habitants en fait car ceux qui souffrent le plus d’une caricature sont ceux qui sont toujours représentés de la même manière, car ils se sentent enfermés dans cette image. C’est du coup difficile de se projeter autrement, notamment pour la jeunesse, alors que dans le réel nous avons fait beaucoup d’ateliers, passé beaucoup de temps avec les jeunes et ils ont des rêves immenses et divers ! Il y en a qui veulent devenir espions, médecins ou chanteurs, et tout ça fut le sens premier de notre court et puis ensuite du long : faire un film qui s’inspire de tous ces gens, de leurs liens de solidarité, de cette communauté. Et c’est d’ailleurs pour ça que Youri ne veut pas quitter sa cité, parce que c’est sa famille.

Votre personnage principal justement, Youri, est incroyable et atypique. Un très beau personnage assez rare qui personnifie totalement la cité jusqu’à lui devoir son nom. S’il a évolué depuis le court-métrage, où il était plus âgé (une vingtaine d’années), était-ce important pour vous de choisir un visage neuf pour incarner le film ?

Fanny Liatard : Je pense qu’on ne tenait pas forcément à la base à ce que ce soit quelqu’un de nouveau, mais rapidement on a fait le tour des acteurs qu’on connaissait de cet âge là et on a su qu’on allait chercher quelqu’un qu’on n’avait jamais vu, parce qu’il n’y en avait pas beaucoup. Et on a cherché longtemps, parce que justement on était encore imprégnés du court-métrage. Ça a duré six mois, et je crois que dans notre tête c’était un jeune de 17 ans, un peu frêle. Nous rencontrons ensuite Alséni Bathily. Il avait envoyé un mail à la directrice de casting après avoir vu un flyer à la sortie de son lycée. Sa rencontre a été un peu un choc parce qu’il n’était pas le Youri qu’on avait imaginé, pas tout à fait. Il a ce corps de sportif, mais on s’est dit c’est un héros, « c’est ça qu’il faut à ce personnage, qui a des rêves plein la tête », et en même temps c’est un fabricant, quelqu’un qui prend soin des choses et qui sait réparer. Alséni nous a touchés parce qu’il a ce corps de héros mais en même temps des yeux et un sourire d’enfant, et ça c’est exactement ce qu’on cherchait. Un personnage un peu entre deux âges qui puisse être quelque part dans la cité comme dans le ventre de sa mère encore, mais aussi tourné vers les étoiles, avec des rêves de partir dans le cosmos.

Ce n’était pas facile de convaincre notre entourage au moment de l’écriture, parce qu’on avait envie dès le départ d’un personnage très doux et très rêveur, et aussi très tendre, à tel point qu’on avait du mal à lui trouver des défauts – ce qui était un peu problématique ! Finalement, on se dit que son défaut c’est d’être un peu obtus, parce qu’il a cette idée en tête de rester, il ne demande pas vraiment d’aide, pas au début en tout cas. Mais finalement on est contents d’avoir poussé ce personnage là qui, pour nous, représente toute une jeunesse de cité dont on ne parle pas beaucoup, en tout cas des rêves immenses qu’elle a. Il représente ça, mais aussi l’abandon qu’il peut y avoir de la part des pouvoirs publics pour la jeunesse des quartiers notamment. Lui, grâce à toute son imagination et tout son talent, il va réussir à envoyer un SOS lumineux au monde, et rappeler sa communauté pour l’extraire de cette situation.

Un des aspects les plus réussis du film, c’est sa mutation d’un point de vue formel. Il commence avec des images d’archives, un point de vue documentaire, puis on passe à une fable sociale avec ces jeunes qui tentent de « réparer » leur cité, et enfin on tombe quasiment dans un conte fantastique. Pourquoi avoir voulu mêler toutes ces formes au sein du film ?

Jérémy Trouilh : Je crois que cela nous permet d’aborder plusieurs émotions, et puis de surprendre aussi le spectateur. C’est à dire qu’on aimait qu’à une demi-heure du film, le premier objectif, qui pourrait être celui de tout le film, on va sauver la cité, soit perdu. Du coup, les habitants partent et on a un temps d’errance avec notre personnage principal, qui trouve un nouveau ressort qui va amener un nouveau registre. Youri plonge de plus en plus dans ses rêves, il va piocher là-dedans jusque dans une certaine forme de folie pour survivre, ce qui fait que le film se transforme avec lui pour plonger dans la science-fiction. De toute façon, nous savions que le film allait être dans un équilibre entre le réalisme et l’onirisme. Ça a été tout le défi de l’écriture et de la mise en scène, et jusqu’au montage, de trouver cet équilibre. Je crois que la manière dont on a voulu répondre à ce défi c’est qu’on s’est dit que tout le film devait être à la hauteur de Youri.

Au début, ce qu’on voit, ces images d’archives, qui représentent tout une utopie du passé, ces quelques plans d’architecture, Youri, rouge, astronaute, puis Youri qui est dans sa chambre, c’est un peu ce qu’on avait envie de lui donner en héritage, à celui d’aujourd’hui, héritier de ces utopies passées. Ensuite, il prend l’oeilleton de son télescope et il regarde sa cité avec beaucoup de tendresse, et de là on plonge dans son regard et on ne le lâche plus. Au début, on est plutôt dans un quotidien où il vit de manière réelle avec une communauté d’habitants, un dispositif assez naturaliste, à part quelques incursions et indices quand il écoute aux cheminées et que les sons sont transformés. C’est vraiment quand il se retrouve seul qu’on va aller crescendo vers le fantastique jusqu’à ce que lui et sa cité s’envolent dans le cosmos.

Gagarine
Au delà de ça, le film semble être une très belle métaphore de l’abandon. Gagarine est la seule qui n’abandonne pas Youri, c’est son seul refuge. D’une certaine façon, n’est-ce pas la tristesse ou le cri du cœur du personnage qui rend la cité vivante dans la deuxième partie du film ?

Fanny Liatard : Je ne sais pas si elle vivante ou si elle se meurt à petits feux… Même dans la réalité, une cité qui se vide de ses habitants, c’est incroyable parce qu’elle s’effondre presque. Elle part en morceaux. Elle se dégrade à vue d’oeil. On a pu le voir, à la fin dans la cité Gagarine, il y avait un seul habitant, une petite dame de 80 ans dans un étage, entourée de portes blindées. Une cité est faite pour être habitée comme un corps organique. Alors oui, le dernier qui lui est fidèle, c’est Youri. Mais pour nous, c’est un peu étrange, parce que Youri et la cité c’est presque un seul et même personnage. On aimait bien se dire avec le chef opérateur et la cheffe décoratrice que ces deux personnages là évoluent en même temps entre effondrement et apesanteur. Ils sont de fait dans un double mouvement, et pour nous Youri ne veut pas lâcher et il lui laisse une deuxième chance, il veut la faire partir dans l’espace et la ramener presque au jour de sa naissance où elle a été inaugurée par un astronaute.

On a plutôt voulu être une autre face de la même pièce, en regardant un personnage, un point de vue bien particulier.

La transformer en vaisseau, c’est la réparer jusqu’à la faire renaître. Ses rêves la gardent vivante, en effet, mais elle sera surtout vivante dans les mémoires et dans les esprits des habitants, et c’est aussi un peu pour ça qu’on a fait le film. On espère qu’il puisse devenir un objet de mémoire puisqu’elle n’est plus dans le paysage, comme le dit la petite fille à la fin, dans le témoignage. On ne l’a pas mis dans le film, mais elle nous disait qu’avant, quand elle levait les yeux, elle ne voyait que du rouge, et maintenant c’est tout bleu. Gagarine c’est comme une photo, ça n’existe plus, et sans images et sans partage, sans une mémoire. On trouvait cela triste.

Le film sort enfin devant le public, aujourd’hui en juin 2021. Comment avez vous vécu cette très longue attente, sans doute insupportable quand on porte son premier film, et qu’on était sensés le montrer bien avant, lui qui porte le label Cannes 2020.

Jérémy Trouilh : Comme tout le monde, on commençait à en avoir marre de ne pas pouvoir aller au cinéma. C’est long, six mois sans pouvoir aller dans les salles, sans pouvoir être aux cotés d’inconnus et vivre des émotions à l’unisson, d’être côte à côte dans ces grandes salles noires. Je pense que c’est cela qui nous a le plus manqué. Après, il est certain que c’est une période particulière, mais sans vouloir faire de l’angélisme, nous nous sentons très chanceux. Nous avons des amis qui étaient au début de leurs tournages quand il y a eu le premier confinement en mars 2020, et qui ont été arrêtés en plein vol. Nous, on avait quand même réussi à finir le film et à l’envoyer à Cannes. On a eu la très bonne nouvelle de recevoir un coup de fil de Thierry Frémaux qui nous disait qu’il voulait sélectionner le film – ce qui était incroyable pour un premier long-métrage. Même s’il n’a pas été tangiblement projeté pendant le festival, et qu’on aurait adoré monter les marches avec toute l’équipe et tous les habitants, le film a quand même été vendu via le marché dans plus de 60 pays.

On a eu un peu le temps à la rentrée de septembre à commencer à se balader et à le montrer, ce qui nous a fait patienter. On a pu notamment le montrer aux acteurs au festival de Lyon, on a pu aller avec Alséni Bathily en Egypte, en Italie. Et puis, maintenant, c’est derrière, on est là dans le présent et on peut montrer le film et rencontrer les gens dans les salles. Il n’y a que cela qui compte. Ça a été une attente un peu dure, c’est vrai, mais c’est derrière nous.

Fanny Liatard : Ce qu’il y a de bien quand on fait des films, c’est que quand on en a fini un, on peut ensuite en écrire d’autres. Et l’écriture, même avec le COVID, c’était possible. On s’est occupés comme ça. J’ai aussi envie de dire qu’on peut difficilement se plaindre quand le monde entier est enfermé et qu’on a la chance de faire un métier incroyable. On a pu faire un film, on a pu le mettre en boite. Même si c’est frustrant, je pense qu’on n’a pas trop le droit de se plaindre, et on s’inspire de la résilience des habitants de Gagarine qui ont du partir de chez eux.

S’il est un conte, Gagarine est aussi une histoire d’amour, un drame, mais également un film résolument politique. Est-ce un aspect que vous avez particulièrement envie de revendiquer ?

Fanny Liatard : C’est mieux quand le film parle à notre place. Mais oui, bien sûr, c’est un film qui cherche à décaler le regard, à changer celui qu’on peut porter sur certains territoires et sur les gens qui y vivent. C’était clairement une volonté de départ pour nous. Il y a plein de récits et d’histoires à raconter qui se passent en banlieue, et on se demande pourquoi voit-on toujours la même vision. Mais ce n’était par contre par une construction en opposition à des films comme les Misérables ou la Haine, des films qu’on adore, et qu’on a adoré voir. Ils décrivent assurément une réalité. On a plutôt voulu être une autre face de la même pièce, en regardant un personnage, un point de vue bien particulier. Quand on est arrivé à Gagarine on a vu ces 376 logements, tous identiques, dès qu’on pousse la porte on a des gens tous différents, parlant des langues différentes. En somme, plein de manières différentes d’habiter un endroit, avec l’envie de raconter l’histoire d’un jeune qui rêve. C’est politique dans le sens où on espère qu’on n’enferme pas les jeunes dans une vision unique et fermée de leur avenir. Il y a beaucoup de choses qu’ils peuvent faire et leurs envies sont multiples. On a passé du temps avec des jeunes à Gagarine, qui nous ont raconté leurs métiers rêvés, et c’était bien au delà de tout ce qu’on s’était imaginé. C’était génial de les entendre parler de ça.

Quand, à la fin du film, Youri arrive à faire son SOS lumineux, le message c’est bien de dire regardez comme nous sommes beaux, et à quel point c’est important d’avoir de l’attention pour les territoires et les gens qui y vivent.

Quand on voit Gagarine, on ne peut s’empêcher de penser au Joli mai de Chris Marker et Pierre Lhomme. Quand vous parlez des rêves de ces habitants, on retrouve une ligne droite entre les projets décrits dans les années 1960 par les urbanistes filmés par ces cinéastes, et ce point d’arrivée avec la destruction de la cité dans votre film. Est-ce que ce rapprochement est quelque chose qui vous parle ?

Jérémy Trouilh : Chris Marker, ça nous parle dans le génie de mélanger des formes et d’une grande liberté formelle et narrative et qui pourtant touche au cœur. Sur la thématique de comment le passé transpire dans le présent, également, et sur la question de que fait-on des utopies d’hier. Ce que nous avons essayé de construire, c’est l’idée qu’il y avait des utopies fortes par le passé, et que si, aujourd’hui, il y a eu des constats d’échecs, c’est peut être aussi parce que ces idées n’ont pas été entretenues, plus que parce qu’elles étaient mal pensées. Je pense qu’on est encore en capacité aujourd’hui d’en réinventer, des utopies. Quand on se retourne vers les habitants à la fin du film c’est un peu pour dire que si tout est à reconstruire, il y a du monde pour le faire. On a les outils et les personnes pour réinventer des choses, il faut juste porter un peu d’attention.

Ce SOS lumineux que la cité crache au monde, vous disiez tout à l’heure que Youri y réinsuffle de la vie, moi j’y vois l’image d’un cœur qui bat, de nouveau. Il dit au monde « regardez nous, nous sommes là et ensemble, prêtez nous un petit plus d’attention pour qu’on ne se replie pas plus sur nous-mêmes et qu’au contraire on puisse s’ouvrir au monde ».


Propos recueillis et édités par Florent Boutet pour Le Bleu du Miroir