FCB_2025_120x176-1

BRIVE 2025 – 3 jours au festival du moyen métrage

Jour 3 – Double révélation

Éloge du moyen

La première révélation est d’ordre général. Consacré au format moyen métrage, le Festival programme des séances de deux films, au rythme de trois par jour, à 14h, 16h30 et 18h30. Chaque séance, en 90 minutes maximum (plutôt moins dans la moyenne) permet de découvrir deux œuvres savamment appariées par l’équipe de programmation. C’est ainsi qu’un documentaire sur les clients d’un restaurant de Montréal peut côtoyer un film expérimental géorgien, ou que deux fictions, venues de Grèce et de Suisse peuvent se faire écho. 

Il a fallu que nous fréquentions, trois jours durant, les salles du Rex de Brive pour expérimenter à quel point ce format, riche et léger, est agréable. Nul doute que, vulgarisé dans une économie du distribution ajustée, il trouverait son public. On voit bien toutes les difficultés qu’il y aurait, hors festival, à faire coexister deux productions et deux cinéastes dans un même programme, mais des solutions pourraient se trouver dans l’approche thématique. Le moyen métrage souffre d’un cruel manque de visibilité. Sa durée, comprise entre 30 et 60 minutes, correspond pourtant au juste format qu’une œuvre peut nécessiter. Moins, ça ne tiendrait pas, plus ça déborderait (on a des exemples quasiment chaque semaine). Le Festival du cinéma de Brive – Rencontres internationales du moyen métrage – est, dans ce contexte, davantage qu’un îlot, une exception. Seul au monde à promouvoir le moyen métrage, il contribue grandement à la survie de ce format qui a, rappelons-le, fait les grandes heures du cinéma. Il suffit de citer quelques cinéastes à l’affiche des rétrospectives de cette édition : Luis Buñuel, Leo Mccarey, Jean Renoir, Aki Kaurismäki, Robert Siodmak, Paul Vecchiali, Budd Boetticher, Mario Monicelli, Ernst Lubitsch…

La seconde révélation est notre coup de cœur de cette édition (parmi les 14 films vus sur les 22 en compétition).

C’est le jeu, sévère et ludique, des festivals où les séances s’enchaînent. Avec un peu de chance, on rencontre, un jour ou l’autre, un film qui nous emballe tellement qu’il éclipse tous les autres. La sélection nous a globalement paru d’un très bon niveau, plusieurs films ont retenu notre attention (voir les chroniques précédentes de ce journal) mais Temo Re trône tout en haut de notre florilège.  

Temo re

Temo Re de Anka Gujabidze

Temo est comédien mais il occupe aussi un emploi de coursier pour subvenir à ses besoins. Le film déroule une journée dans sa vie, à Tbilissi, entre courses, galères et représentations. La forme du film surprend dès le début, déstabilise le regard du spectateur habitué à la fluidité des images animées. Ici, les images sont parfois animées, mais c’est portion congrue, le film étant composé, pour l’essentiel, selon le principe d’un photo montage. Ou « photo-roman » tel que se présentait La Jetée de Chris Marker, film référence en la matière. Mais ici le rythme est beaucoup plus saccadé et les plans filmés plus nombreux, quoique toujours brefs.

Sans certitude, le film a probablement été entièrement tourné puis découpé en images arrêtées. La bande son, pour sa part, se déroule en continu. C’est elle, précisément, qui tient le spectateur à jour de la narration. Le dispositif nécessite un temps d’adaptation au terme duquel le spectateur est invité à combler lui-même les interstices visuels que séparent deux photogrammes. Et le miracle opère. On se surprend à naturellement donner une existence aux « intervalles vacillants » pour reprendre une expression de Samuel Beckett (extraite de L’Innommable). Nous n’avons pas encore dit que le film est en noir et blanc et la qualité des photos, exceptionnelle. Les visages prennent des allures de paysages tandis que les plans d’ensemble portent en eux une valeur documentaire qu’on pourrait qualifier de néo-réaliste.

Mais le film est une fiction, une bande originale accompagne certaines séquences. Un homme barbu, sur un scooter et une musique orientale, parcourant les rues d’une ville, ça vous dit quelque chose ? Si le doudouki remplace Didi, impossible de ne pas penser au Journal Intime de Nanni Moretti qui a définitivement posé une marque déposée sur ce type de déambulation urbaine. Scooter dont les caprices alimentent les aventures de Temo, dont le programme se densifie au cours de la journée. Une fois son travail de coursier achevé, une représentation théâtrale est prévue en soirée mais il accepte, dans l’entre deux, une figuration pour l’inauguration d’un parc public. Séquence à la fois tragi-comique et mordante digne du cinéma burlesque et subversif d’Elia Suleiman. Alors que la représentation théâtrale s’est conclue dans un mini-chaos provoqué par le pourtant clairsemé public, Temo rentre chez lui à la nuit tombée. Son trajet est interrompu par un appel téléphonique de sa mère, exilée en Italie où elle a trouvé du travail. Au moment de repartir, voilà que le scooter fait à nouveau des siennes. Epuisé, accablé, Temo s’adosse à un arbre.

La séquence conclusive, prodigieusement belle et onirique, amalgame les événements de la journée, les rêves de Temo et une sublime cantate de Jean-Philippe Rameau. Le dispositif à l’oeuvre pourrait apparenter le travail de la cinaéste georgienne à du cinéma expérimental, on aurait pourtant grand tort de ne pas s’y frotter, ce type d’expérience étant précisément ce après quoi l’on court à longueur d’année : être surpris, bousculé, subjugué. Merci au Festival de Brive de nous l’avoir proposée.

Jour 2 : Présence(s) au monde

Naissance d’une pierre de Camille Anker

naissance d'une pierre

Par-delà la vitre d’une voiture, une route se dessine. Sur le siège passager, une jeune femme semble en attendre la fin. À ses côtés, l’homme assis derrière le volant s’efforce en vain de faire durer ce voyage vers nulle part.

Ce sont d’abord les sons qui composent la matière première de ce film. Bruit du moteur, modulé selon les scènes, de la voiture en général : porte, clignotant, cliquetis. Une voix fredonne, tous les autres sons disparaissent. Un homme, une femme et une atmosphère. L’image est sombre, elle a du grain. La route est filmée plein cadre, les passagers de manière subreptice. Ces deux-là se disent peu de choses, une question de temps à autre, à laquelle elle répond par oui ou par non. Le récit est ténu, semé d’indices qui ajoutent du poids au mystère. On se dit que c’est peut-être là, l’intention de la réalisatrice, filmer un poids, un encombrement. Un auto-stopeur est invité dans l’habitacle, de quoi détendre l’atmosphère ? Pas vraiment. Des banalités sont échangées mais rien n’est allégé. Une aire de repos, elle profite des toilettes pour appeler sa mère, dire que tout va bien. Mais il entre et elle sursaute, planque le téléphone, fait semblant de se laver les mains.

Quelle est la nature de cette relation ? Telle est la question qui occupe l’esprit du spectateur dont l’attention n’est pas convoquée mais provoquée. Scène de coït dans la voiture. Naissance d’une pierre est le titre. Une relation sexuelle peut-elle être consentie mais pas partagée ? Faut-il faire la différence ? Plus aucun doute n’est possible. Qu’importe comment cette liaison a commencé. Puisque nous en sommes témoins, pris à partie, il faut désormais l’accompagner vers une issue « acceptable ». Mine de rien, on en a fait du chemin. L’homme aux pommettes saillantes n’élève pas la voix, ne semble pas nerveux, non, mais il en impose et cela suffit. La voiture a quitté les routes de montagne pour rejoindre des voies périurbaines. Un feu rouge, elle s’arrête. Une voiture de police est garée sur un terre-plain. Le rythme cardiaque s’emballe légèrement. Le feu est long, on attend le bruit d’une portière qui s’ouvre. Occasion ratée. Le lendemain, un parking de supermarché, il est parti faire des courses, elle attend dehors à côté de la voiture fermée à clef. Un bus s’arrête un peu plus loin. Tout s’emballe, ça y est, elle est décidée, elle a décidé. Elle court et le cinéma est ainsi fait qu’on court avec elle en priant pour que le bus ne reparte pas trop vite. La route à nouveau, par la vitre arrière du bus, ce n’est plus la même. Elle n’est plus la même. 

Naissance d’une pierre est un film de fin d’étude et Camille Anker, assurément, une cinéaste à suivre.  

Selegna Sol de Anouk Moyaux

Après avoir vécu 22 ans à Los Angeles, Gibran, un homme de 37 ans d’origine mexicaine décide de retourner vivre à Tecate, son village natal. 

Selegna sol

Retour au documentaire avec ce portrait d’un homme entre deux âges, entre deux pays, entre deux rêves. Parfois, les grandes villes proposent aux visiteurs curieux des circuits de visite « à l’envers ». Il s’agit de découvrir les lieux autrement, à l’écart des passages obligés. Los Angeles à l’envers = Selegna Sol. La ville d’adoption de Gibran et ses amis, Claudia et Joel, n’a rien à voir avec la légende hollywoodienne, ses paillettes et ses étoiles.

À travers des scènes impressionnistes, Anouk Moyaux compose un portrait en forme de puzzle où se mêlent les réflexions existentielles de Gibran et l’ambivalence d’un pays mirage. Gibran est sur le point d’obtenir la citoyenneté américaine, une sorte de Graal qui lui offre surtout la liberté de circuler librement entre son pays d’adoption et son pays natal. Le rêve américain, tout comme son narratif déroulé sans fausse note lors de la cérémonie officielle au Dodger Stadium, Gibran les reçoit avec tout le recul nécessaire. Il sait que la ville de Los Angeles est établie sur des terrains jadis troqués contre un peu de laine par les natifs indiens. Il sait ce que la promesse de liberté et de protection cache de violence et de spoliation. En revanche, au moment où le portrait est saisi, il ne sait pas ce qu’attend le pays, il ne sait pas combien le petit drapeau qu’il brandit pour sacrifier à la tradition, est aujourd’hui sali. Son rêve à lui, c’est de retourner à Tecate et de construire une maison. C’est écrit en lettres capitales dans son carnet intime qu’il feuillette en mesurant le chemin parcouru. Mais partir à nouveau n’est pas anodin. Cela signifie laisser les amis et emporter les souvenirs.

Pendant que Claudia s’éclate aux skate park avec ses copines, Joel et Gibran longent une rivière puis s’arrêtent pour lancer des cailloux en ricochets. Ils s’interrogent sur leur amitié. Dans n’importe quelle fiction, on filmerait les rebonds sur l’eau, en contre-jour si possible. Anouk Moyaux s’attarde au contraire sur les visages, les voix, les gestes. En totale cohérence avec son sujet, le souci de la réalisatrice n’est pas de faire beau mais de dire juste. Les moments de vie sont chacun à leur manière, la vie. Il s’agit peut-être moins d’un puzzle que d’un patchwork. Coudre ensemble des journées contradictoires, des rêves et des cauchemars, des amitiés et des départs. 

 

Camille Anker et Anouk Moyaux, du côté de la fiction ou du documentaire, filment des présences au monde, des manières de l’habiter. Le cinéma n’est pas la vie mais depuis le temps, 130 ans désormais, la vie gagnerait à s’inspirer du cinéma, celui dont ces deux jeunes réalisatrices sont une promesse de continuation, celui qui s’évertue à créer un cadre où chacun a sa place.

La journée à Brive s’est achevée par un ciné-concert avec la projection, au théâtre de la ville, de Roméo et Juliette dans la neige, un Lubitsch muet de sa période allemande. Outre l’accompagnement musical, impeccable, un comédien faisait le doublage des intertitres, le bruitage et quelques facéties. Autrement dit, le pitre. Décidément, après le commentaire envahissant de Thierry Frémaux pour accompagner les films Lumière, il semblerait que le muet soit perçu comme une absence qu’il faut combler. Tendance inquiétante. 

Aperçu de la compétition, jour 1

les habitants

Les Habitants de Maureen Fazendeiro

Une femme, depuis la région parisienne, écrit à sa fille installée au Portugal. Elle lui raconte un peu sa vie, mais surtout comment celle-ci est bousculée par l’arrivée de familles Roms sur sa commune. Installées dans un campement de fortune, ces familles vivent dans la plus grande précarité et sous la menace d’une évacuation imminente. 

Un voix-off dit le contenu de cette relation épistolaire à sens unique tandis que les images documentent la vie de cette femme et plus largement la vie de la commune. C’est dans ce décalage que se loge l’intérêt du spectateur, d’abord surpris, puis intrigué avant d’être absorbé par ce dispositif. Valérie établit rapidement un contact avec une famille du campement en particulier, Loredana, son mari et leurs enfants. Elle va les voir, les aide, leur apporte de quoi se nourrir, s’habiller. Une relation de confiance s’installe, marquée par des signes d’affection.

En parallèle, la cinéaste film le quotidien de Périgny-sur-Yerres, en rien concerné par cette histoire de Roms. Le travail dans une pépinière, chez un maraîcher, les loisirs (une femme et son chien sur un parcours d’agility), les maisons cossues dans les lotissements. Une manière de vivre figée dans son confort, installée dans ses habitudes. Valérie fait des lessives pour aider Loredana, lance une cagnotte pour remplacer le groupe électrogène défectueux, se renseigne pour trouver un terrain plus adapté. Puis lance une pétition pour que ces familles ne soient pas exclues. Ou plutôt une contre pétition puisqu’elle apprend qu’une autre circule, se plaignant des désagréments causés par le campement où, à part elle, personne ne va. 

En quarante minutes, Maureen Fazendeiro dit avec une acuité brûlante, toute l’horreur d’une xénophobie à peine dissimulée derrière l’indifférence. Les longs et doux panoramiques de nos vies endormies ne tolèrent pas l’indésirable. En tenant hors champ les images du campement, le film instruit, par la parole, par l’exemple aussi, quand bien même il est l’exception, un imaginaire empathique. Il fait à la fois du bien et du mal, car, honnêtement, on ne sait pas dans quel « camp » il faudrait spontanément se situer. Ou on le sait trop bien.

ce qu'on demande à une statue

Ce qu’on demande à une statue, c’est qu’elle ne bouge pas de Daphné Hérétakis 

Yorgos Makris, philosophe et poète, appartenait au cercle surréaliste « les Annonciateurs du chaos ». Il est mort en 1968 en se jetant du toit de son immeuble, après avoir dit à sa concierge : « Je descends tout de suite ». En 2025, un petit groupe d’activistes, inspiré par Makris, fomente l’explosion du Parthénon, partant du principe que le patrimoine étouffe la créativité artistique contemporaine dont la seule éternité devrait être dans le présent de son apparition. Le ton est donné, percutant mais surtout drôle car Daphné Hérétakis fait preuve d’une grande inventivité pour rendre compte de ces interrogations. Elle donne vie à une Caryatide (interprétée par Grigoria Metheniti), interpelle la population en demandant quelle statue il ou elle pourrait devenir mais plus largement pose la question du bonheur et de quelle trace laissera notre époque. Son film prend peu à peu des allures de ciné-tract existentialiste, léger et profond. En guise de sabotage, les membres du groupe entonnent une chanson triste, aux quatre coins de la ville. Le film les laisse endormis, figés dans leurs rêves d’émancipation artistique. Demeurent les bruits de la ville, comme un ronronnement.

Les deux films documentaires sont projetés au Festival dans une même séance, signe de l’attention de l’organisation aux échos fertiles d’une programmation. Tous les deux, dans des formes très diverses, disent combien le mouvement est perçu comme une gêne voire une pollution, mais aussi comment le collectif et la liberté (vis à vis du territoire, du travail et de la pensée) sont devenus deux notions qui inquiètent avant de stimuler.  


Brive 2025 – Rencontres internationales du moyen métrage

22e édition – du 7 au 12 avril 2025