FESTIVAL LUMIÈRE 2015
Après Cannes et Deauville, Le Bleu du Miroir continue de sillonner les routes françaises pour couvrir les festivals de cinéma organisés dans l’hexagone. Cette fois-ci, un focus sera fait (quotidiennement) sur le Festival Lumière se déroulant à Lyon du 12 au 18 Octobre 2015. Notre rédacteur lyonnais, Squizzz, vous propose donc son carnet de bord du festival…
Jour 7 : Martin Scorsese, Prix Lumière.
En ce dernier jour du festival, il serait quand même temps qu’on se penche un peu sur notre bon vieux Marty ! Comme chaque année, le Prix Lumière a l’honneur de deux sélections : une rétrospective et une carte blanche.
Ainsi il était cette semaine possible de redécouvrir les plus grandes œuvres du réalisateur, de Mean Streets à La Dernière Tentation du Christ, en passant par Taxi Driver, Raging Bull, Casino ou encore Les Affranchis. Mais cette rétrospective était également l’occasion de se pencher sur les documentaires du cinéaste ainsi que sur ces œuvres de jeunesse, dont son tout premier long métrage, Who’s that Knocking at My Door. Un film dans lequel « toutes les thématiques de Scorsese sont déjà posées de manière claire » souligne le rappeur, écrivain et réalisateur Abd al Malik lors de sa présentation. Effectivement, il y est déjà question de petites frappes, de Little Italy, de sexe et de violence, de racines familiales et d’un rapport complexe à la religion. De cinéphilie aussi, tout comme de musique (la BO est déjà très rock). On y retrouve également une vraie recherche stylistique, une volonté de respecter le passé du septième art, mais aussi d’innover, d’essayer des choses, de faire preuve de modernité.
Mais ce qu’il y a aussi de très intéressant dans ce Who’s that Knocking at My Door, c’est l’histoire de sa création. Ainsi à l’origine était Bring On the Dancing Girls, film de fin d’études de Scorsese, dépeignant les mésaventures de jeunes voyous dans Little Italy. À l’unanimité le film est considéré comme loupé, Scorsese suit donc les conseils de son enseignant Haig Manoogian et reprend le tournage de nouvelles scènes où le personnage principal tombe amoureux. Dès lors, le film prend une autre dimension, les tribulations des garçons entre les bars et les filles deviennent secondaires, et le film se transforme en une peinture d’un jeune homme mis face à ses contradictions. Très attaché à ses valeurs familiales et son éducation religieuse, il souhaite que sa future épouse soit une femme irréprochable, bien sous tous rapports, tandis qu’il continue à s’adonner à des débauches avec ses amis. Mais le film réserve encore une autre surprise, en son cœur, une scène, certes esthétiquement très travaillée, mais aussi très dénudée. L’explication vient de la difficulté qu’a eue Scorsese à trouver un distributeur. Joseph Brenner, spécialisé dans la sexploitation très en vogue à l’époque, acceptera de s’occuper de son film si le réalisateur y intègre une scène de nue. Ce qu’il fera donc. Il vaut ainsi mieux être prévenu de ce processus créatif pour ne pas être décontenancé par le style très hétérogène de cette première œuvre. Cependant cette hétérogénéité, très bien exploitée par le montage de Thelma Schoonmaker (déjà), résonne finalement plutôt bien avec la dualité du personnage principal, par ailleurs très bien rendue par l’interprétation nuancée du tout jeune Harvey Keitel.
Mais voilà que le festival touche déjà à sa fin. Quoi de mieux alors pour le terminer que de piocher dans la carte blanche de l’un des plus éminents cinéastes-cinéphiles. Nous finirons donc avec une fresque de presque trois heures en Technicolor du célèbre duo Michael Powell et Emeric Pressburger, Colonel Blimp, qui figure parmi les films préférés de Martin Scorsese, mais aussi de Bertrand Tavernier. Réalisé en 1943, cette œuvre phare du septième art, raconte sur plus de 40 ans, la vie de Clive Candy, un soldat britannique, de ses débuts en tant qu’officier fougueux à sa déchéance lorsque, devenu général-major, il est tourné en ridicule par la nouvelle génération à l’heure de la Seconde Guerre Mondiale. Si en ces temps de guerre, Powell et Pressburger avait eu le soutien des autorités britanniques pour leurs précédents longs métrages (ceux-ci s’ancrant dans une logique de propagande), Churchill voit cette fois d’un mauvais œil cette satire qui met en scène un officier renfermé dans un code d’honneur, totalement dépassé à l’heure où les nazis menaient une guerre totale. Si le film ne fut finalement pas interdit, l’armée n’aida pas la production de Colonel Blimp. Laurence Olivier, au départ pressenti dans le rôle principal, ne sera ainsi pas démobilisé. Pourtant si Powell avoue clairement avoir voulu « proposer une satire féroce de la mentalité militaire et déclarer qu’il fallait vraiment nous secouer si nous voulions gagner la guerre, à un moment où nous étions bel et bien en train de la perdre », Colonel Blimp n’est pas qu’un film à charge contre l’armée britannique, et pose même un regard bienveillant sur son personnage principal. Si le début du film opte clairement pour la comédie et tourne en dérision ce jeune officier prêt à tout pour défendre la couronne, peu à peu il glisse vers le drame et l’émotion, et adopte un regard plein d’humanité envers ce général perdu dans un monde qu’il ne reconnaît plus.
Colonel Blimp devient ainsi une chronique du temps qui passe, d’un monde qui évolue, laissant de côté les Hommes. Et si Powell et Pressburger font se lier d’amitié leur officier avec un adversaire allemand, ce n’est pas pour rien. Cette façon d’unir deux êtres par delà la guerre (avec en plus, comme vecteur entre ces deux êtres, une histoire d’amour commune pour une femme) montre bien la volonté humaniste de Colonel Blimp, qui finalement jette un regard de douce nostalgie sur une époque révolue, remplacée par la barbarie nazie. Mais Colonel Blimp, c’est aussi et avant tout une « épopée de la vie ordinaire » comme le souligne Martin Scorsese, portée par l’empathie que l’on développe pour ses personnages. « Et ce que l’on retient de cette épopée, c’est un sentiment irrépressible de chaleur, d’amour et d’amitié, d’humour et de tendresse partagés, et une impression durable de la plus éloquente des tristesses. » Et je ne dirai pas mieux que le maître Marty !
Jour 6 : De Julien Duvivier à Akira Kurosawa, les grandes rétrospectives
Place aujourd’hui à deux rétrospectives majeures de ce septième Festival Lumière. D’un côté le cinéma du français Julien Duvivier, de l’autre celui du japonais Akira Kurosawa.
Pour le premier, si la sélection permet de revoir les classiques La Belle équipe, Pépé le Moko ou Voici le temps des assassins, elle permet aussi de (re)découvrir des œuvres plus oubliées du cinéaste, dont Un carnet de bal (qui fut cependant un très grand succès à sa sortie en 1937). Si, comme le souligne Anne Le Ny venue présenter le film, il ne s’agit pas de la meilleure œuvre du réalisateur, il n’en est pas pour autant inintéressant, loin de là. Tout d’abord car, même si Julien Duvivier s’en est toujours défendu, il s’agit d’un des premiers films français à sketches, permettant au réalisateur de réunir à l’écran un casting exceptionnel (Louis Jouvet, Raimu, Fernandel, Harry Baur, Pierre Blanchar, Pierre Richard-Willm…), mais surtout de faire preuve d’une très grande richesse dans sa mise en scène. Le film raconte comment une jeune veuve part à la recherche des hommes du carnet de bal de ses 16 ans. À chaque nouvelle rencontre, elle se trouve confrontée à une nouvelle désillusion, ces hommes qui l’ont aimée n’étant plus que l’ombre de ce qu’ils étaient. Julien Duvivier reste donc fidèle à son cinéma, empreint de noirceur, filmant des vies brisées, même si chacun des portraits prend ici à chaque fois une forme différente, allant du drame à la comédie, en passant par des bribes de polar ou un segment quasi expérimental. Et Julien Duvivier fait à chaque fois preuve de beaucoup de maîtrise dans sa mise en scène, variant son style à chaque segment. Sur ce point, le sketch le plus intéressant est sûrement celui où l’héroïne retrouve dans un cabinet décrépi, un ancien soupirant devenu un médecin miteux spécialisé dans l’avortement clandestin. L’homme, traumatisé par un passé difficile, est en plein basculement dans la folie. Julien Duvivier calque sa mise en scène sur cette idée, plaçant sa séquence dans un appartement au bord de docks, dont les bruits mécaniques viennent en permanence agresser l’oreille du spectateur, et optant pour des cadrages de travers, donnant l’impression que la scène se tient sur un bateau chancelant. Pierre Blanchar et Sylvie, incarnant respectivement le médecin et sa maîtresse, semblent tout droit sortis d’un film fantastique, contrastant avec le style de bonne famille d’une Marie Belle, venue rechercher son prétendant d’autrefois.
De son côté, la rétrospective Akira Kurosawa se penche sur la collaboration du réalisateur avec les studios de la Toho. Cependant le film sur lequel nous allons nous pencher est un peu un intrus dans la sélection. En effet, au moment de tourner Chien enragé, Kurosawa claque la porte de la Toho et se tourne vers la Shintoho, société néanmoins fondée par des transfuges de la Toho, dans laquelle il retrouve donc nombre de ses collaborateurs habituels. Sorti en 1949, Chien enragé est sûrement le représentant le plus connu de la veine contemporaine post seconde guerre mondiale du cinéaste. En racontant l’histoire de ce policier, ancien soldat démobilisé, à la recherche de l’homme qui lui a volé son pistolet, Akira Kurosawa dépeint un Japon qui tente de se reconstruire. Très justement, l’acteur Clément Sibony, venu présenter le film, met cette œuvre de Kurosawa en parallèle avec le cinéma de Fellini et de De Sica de l’époque, rappelant l’analogie qui existe alors entre le Japon et l’Italie, deux pays marqués par la défaite. On retrouve en effet dans Chien enragé une veine néoréaliste très marquée, Kurosawa filmant en décors réels un Japon ravagé par la guerre, intégrant même par moments des images documentaires. Mais, en grand admirateur de Simenon, le cinéaste veut surtout réaliser avec Chien enragé un vrai polar. L’ambiance y est donc très noire, sale, étouffante. Le réalisateur filme les bas-fonds de la ville engorgés de monde, créant l’oppression chez le spectateur. Il joue avec les conditions climatiques, tantôt les chaleurs étouffantes font perler la sueur sur les visages, tantôt se sont les pluies diluviennes qui s’abattent sur les personnages. Mais cette mise en scène est avant tout un moyen pour Kurosawa de matérialiser les tourments intérieurs de son personnage principal. Ainsi, au fil des années, Chien enragé s’est logiquement imposé comme l’une des références du genre.
Jour 5 : Prix Lumière et cinéma mexicain
C’est aujourd’hui que Martin Scorsese est arrivé à Lyon. Après une masterclass au cours de laquelle il a annoncé qu’il tournerait bientôt à nouveau avec Robert De Niro (le projet intitulé The Irishman est actuellement au stade de la recherche de financements) et a rassuré ses fans en leur assurant qu’il ferait autant de films que possible dans les 25 ans à venir, le réalisateur s’est vu remettre ce soir le Prix Lumière, prix couronnant chaque année une personnalité ayant apporté une contribution majeure au septième art. Au cours de cette cérémonie, des artistes comme Jane Birkin, Jean-Michel Bernard (compositeur de la bande originale de Hugo Cabret), ou encore Camélia Jordana ont repris certains des grands thèmes des films de Martin Scorsese. Le réalisateur s’est également vu offrir des copies restaurées de films Lumière tournés aux quatre coins du monde, tandis que le cinéaste iranien Abbas Kiarostrami lui a dédié un court métrage intitulé Mercy Marty. Après quelques souvenirs de François Cluzet (avec qui il a tourné Autour de minuit de Bertrand Tavernier) et un message vidéo de Robert De Niro, retenu sur un tournage, c’est des mains de l’actrice Salma Hayek que Martin Scorsese a reçu son prix. Emu, il a alors déclaré « Je ne sais pas si je vais survivre à ça. C’est très émouvant pour moi d’être ici ce soir, et de recevoir cet hommage dans la ville où tout a commencé, où le cinéma est né. »
Mais ce n’est pas parce que le grand Martin Scorsese est arrivé en ville, que le reste du festival est au point mort. Ainsi, ce soir fut pour nous l’occasion d’aller explorer une sélection plus discrète revenant sur le cinéma mexicain des années 40 à 60. Un âge d’or, durant lequel la production du pays fut plus importante que jamais et se propagea à tout le continent sud américain. Maison de rendez-vous proposé aujourd’hui, fait partie d’un genre particulier appelé « carabetera » réunissant des mélodrames ayant pour toile de fond des cabarets et des bordels. Ce genre empruntait énormément aux romans feuilletons, et le film d’Albert Gout n’échappe pas à cette règle. Son scénario multiplie en effet les rebondissements, donnant l’impression au spectateur de voir une saison de soap opera condensée en 1h40. Le film est par ailleurs entrecoupé de nombreux numéros de cabaret, lui conférant un ton particulier mais loin d’être déplaisant dans sa façon de jongler en permanence entre premier et second degré.
Si le film se vit plus comme un sympathique divertissement et souffre un peu de la prestation parfois approximative de son actrice principale Ninón Sevilla (danseuse de cabaret avant d’être comédienne), le cinéaste Albert Gout a pourtant été avec Maison de rendez-vous au-delà des codes du genre. À travers l’histoire d’une fille bien sous tous rapports qui se retrouvent prostituée avant d’épouser un fils de bonne famille, le réalisateur égratigne une société mexicaine corrompue, allant jusqu’à casser le mythe de la mère de famille respectable et faire de la fille de bordel l’héroïne de son film. Maison de rendez-vous se place ainsi à la charnière d’une évolution du cinéma mexicain, qui s’écarte peu à peu de la morale pour s’offrir une vraie liberté de ton.
Jour 4 : L’audace des cinéastes, la classe de Mads Mikkelsen
Le Festival Lumière est un festival qui honore le cinéma de ses premiers balbutiements à aujourd’hui. Logique alors qu’il s’associe cette année à la célébration des 120 ans de la Gaumont, la société étant née en même temps que le cinématographe. Ainsi, une sélection éclectique de films retrace l’épopée de la firme à la marguerite. En ce jeudi matin, Nicolas Seydoux, président de la Gaumont, est lui-même venu présenter Journal d’une femme en blanc de Claude Autant-Lara, film qui fera par ailleurs parti du documentaire sur l’Histoire du cinéma français que Bertrand Tavernier est en train de préparer. Lors de sa présentation Nicolas Seydoux ne s’attardera pas sur le film lui-même, mais préférera le replacer dans son contexte historique pour mettre en avant l’audace du thème abordé à l’époque. Journal d’une femme en blanc est en effet l’adaptation d’un roman du Docteur André Soubiran, traitant de la contraception et de l’avortement, sujets encore tabou en France lorsque le film sort en 1965.
Loin d’être intimidé par le contexte de l’époque, Claude Autant-Lara signe un véritable pamphlet prônant la légalisation de la contraception et de l’avortement. Au point peut-être même de manquer par moments de subtilité, notamment dans une introduction qui multiplie les stéréotypes tant dans les personnages que dans les situations. Ou encore dans un épilogue qui, s’il est intéressant par sa réflexion sur la place des femmes dans une société essentiellement masculine, se veut trop long et trop dans la redite. Cependant, Journal d’une femme en blanc emporte dans l’ensemble largement l’adhésion, grâce à une partie centrale très réussie, lorsque Claude Autant-Lara s’arrête sur le cas particulier d’une femme dont l’avortement tourne mal. Alors plus ancré dans une histoire, plus détaché de la volonté de multiplier les arguments, le message passe d’autant mieux. Et puis ne serait-ce que par son audace, ce film est à marquer d’une pierre blanche. D’autant que le film de Claude Autant-Lara possède encore aujourd’hui des résonnances, sur le sujet de l’avortement qui revient régulièrement dans le débat, mais aussi sur les droits des femmes d’une manière plus générale, ou encore sur la façon dont les médecins doivent parfois faire face à des dilemmes complexes entre législation et sentiments personnels..
Presque cinquante ans plus tard, mais toujours beaucoup d’audace, c’est La Chasse de Thomas Vinterberg qui était présenté dans l’après-midi dans le cadre de l’invitation à Mads Mikkelsen. Venu accompagner le film, l’acteur est revenu sur sa genèse. Après le succès de Festen, Thomas Vinterberg a enchaîné des films plus ou moins réussis et pas toujours très bien reçus. S’en est suivie une période difficile pour le cinéaste, qui est tombé dans une sorte de dépression. Un psychologue pour enfants chercha alors à le rencontrer à tout prix. Le réalisateur finit par lui ouvrir sa porte. Le psychologue lui a alors laissé avec une pile de dossiers sur la pédophilie. Mais des dossiers particuliers, dans lesquels il ne s’était en réalité rien passé, en tout cas pour les enfants. Thomas Vinterberg ressort enragé de la lecture de ces dossiers avec une forte envie d’en faire un film mais a aussi beaucoup de craintes sur la façon d’aborder un tel sujet sans minimiser le drame qu’est la pédophilie. Il finit quand même par en tirer un scénario, où il raconte comment un homme est rejeté par ses amis de toujours après une accusation infondée d’attouchement sur mineurs. Ce script, il le donnera à Mads Mikkelsen au détour d’une rencontre à Cannes. « En lisant le scénario, se souvient l’acteur, je me disais mais « Pourquoi le personnage ne fait pas telle ou telle chose, pourquoi ne réagit-il pas ? ». Quand j’en ai parlé à Thomas Vinterberg, il m’a simplement répondu « Relis le scénario ». Ce que j’ai fait, et j’ai alors compris qu’il ne pouvait pas en être autrement. »
En effet, s’il peut être au départ compliqué d’accepter le parti-pris clairement assumé de Thomas Vinterberg d’imposer un unique regard possible au spectateur, on se rend vite compte que cette démarche cinématographique est la seule possible. Car ce que veut avant tout montrer le réalisateur dans La Chasse, c’est le pouvoir de la rumeur, de la conclusion hâtive, de la suspicion qui naît nécessairement face à un possible crime. Et comment la société en arrive à briser un homme, et ce d’autant plus violemment que le crime supposé est condamnable. Ainsi, et pour aller au-delà de ses craintes de ne jamais dévaluer les crimes pédophiles, Thomas Vinterberg ose accentuer toutes les ficelles pour mettre en avant l’absurdité d’une accusation trop peu fouillée, tout en restant sur le fil du rasoir de la plausibilité. Sa démonstration n’en est alors que plus forte et plus subtile. Il fait de sa victime un homme impassible, dont le calme est contrebalancé par la violence grandissante de ses accusateurs, qui elle-même devient le reflet de la rage intérieure qui monte en lui et qui ne transperce que par de rares moments. S’il l’ont pourrait au départ penser que Thomas Vinterberg a ici offert un rôle à contre-emploi à Mads Mikkelsen, dont on connait le charisme légendaire, on se rend bien vite compte que c’est tout le contraire. Plus que jamais dans le rôle de cet homme en pleine destruction, c’est le langage du corps qui parle, un corps qui se brise petit à petit, et dont les brèches laissent entrapercevoir les douleurs intérieures.
> > > Lire aussi : notre compte-rendu de la MasterClass de Mads Mikkelsen
Jour 3 : Le regard cinéphile de Nicolas Winding Refn
En ce troisième jour, on pouvait s’envoler « vers l’infini et l’au-delà » lors d’un immense ciné-goûter à la Halle Tony Garnier ou revivre le temps d’un ciné-concert une soirée de 1910 au Gaumont-Palace. Ou alors opter pour un choix plus underground, en suivant le regard de cinéphile de Nicolas Winding Refn…
Pour sa seconde participation au Festival Lumière, le réalisateur de Drive n’est pas venu les mains vides, puisqu’il présentait en avant-première son livre « L’Art du regard », écrit avec son ami journaliste Alan Jones. Ce magnifique (et très lourd !) ouvrage présente une partie de la collection personnelle d’affiches d’exploitation de Nicolas Winding Refn. À travers ce document rare, le réalisateur a voulu faire revivre tout un pan oublié, et quasiment totalement disparu, du cinéma américain des années 50 à 70. « Ce qui m’intéresse énormément aujourd’hui c’est de voir comment la perception de ces films a changé – le fait que ce qui était à une époque considéré sans valeur et bon pour la poubelle est devenu historique, et chéri comme tel. » explique-t-il dans la préface de l’ouvrage. Le réalisateur a essentiellement retenu des films « qui traitaient d’une unique frustration immature, des images primales de sexe et de violence qui s’adressaient à une pulsion spécifique ». Dans la petite vidéo qu’il avait envoyée au Festival pour annoncer sa venue, Nicolas Winding Refn ajoutait, avec tout l’humour qu’on lui connaît, que ce livre sur la « sexploitation » allait tout particulièrement être apprécié en France, car « la France aime le sexe ». On ne sait pas si c’est par simple goût pour le sexe, mais il y a fort à parier que de nombreux cinéphiles se rueront sur cet ouvrage de très grande qualité qui sortira, en édition limitée, en librairie le 28 octobre prochain.
En marge de la sortie de son livre, Nicolas Winding Refn avait aussi réservé quelques cadeaux au Festival. D’abord en apportant avec lui quelques unes des affiches originales présentes dans l’ouvrage, qui seront exposées dans le hangar de l’Institut Lumière jusqu’à dimanche. Ensuite en venant présenter l’un des films dont il est question dans « L’Art du regard ». La plupart de ces films d’exploitation ayant aujourd’hui disparu, le choix fut donc assez restreint. Et, trois ans après avoir présenté dans ce même festival des films du « plus mauvais cinéaste qui ait sûrement jamais existé », Nicolas Winding Refn frappe encore très fort. Immédiatement le réalisateur prévient le public qu’il ne sera plus le même après avoir vu le film et se dédouane en lançant à plusieurs reprises « Je n’ai pas réalisé ce film. Je n’ai strictement rien à voir avec ce film ! ». L’œuvre en question est une production italienne des années 70, réalisé par Gualtiero Jacopetti et Franco Prosperi, metteurs en scène à l’origine d’un sous-genre particulier du cinéma d’exploitation, le « mondo ». Prenant la forme de faux-documentaires, ces films ne faisaient pas dans la dentelle, en offrant une surenchère de violence et de sexe, avec un goût certains pour la provocation. Les Négriers, présenté ce soir, met ainsi en scène une équipe de cinéma contemporaine propulsée dans l’Amérique du XVIIe siècle, dans l’optique de réaliser un reportage sur l’esclavage. S’il fallait faire une comparaison, Les Négriers serait une sorte de Cannibal Holocaust dans l’Amérique pré-Guerre de Sécession. Si les metteurs en scène ont vraisemblablement voulu dénoncer les agissements des populations blanches envers les populations noires, le style du film, avec sa surenchère de violence et d’images choc, parfois présentées de manière fun, sans compter un final plus que maladroit, finit par donner au film un caractère assez ambigu qui n’a pas manqué de déclencher la polémique à sa sortie. Comme le souligne judicieusement Nicolas Winding Refn, le plus étonnant dans l’affaire tient dans le fait que Les Négriers n’a rien d’une Série B, mais est bel et bien une grosse production italienne. « Dites-vous bien que des gens ont voulu ce qu’il y a dans ce film ! » souligne le réalisateur. Pour autant, il est clair que Nicolas Winding Refn voue une passion à ce cinéma en marge des codes, dont « il ne faut pas chercher à savoir s’il est bon ou s’il est mauvais », puisqu’il a quand même repris la chanson principale du film, « Oh My Love », dans son film Drive.
La nouvelle venue de Nicolas Winding Refn au festival a également été l’occasion d’enfin apparaître sur le mur des cinéastes de l’Institut Lumière. Lorsqu’il a inauguré sa plaque, il est revenu, avec émotion, sur la façon dont il est arrivé au cinéma. « Je suis dyslexique, ce qui était un handicap pour moi dans mon enfance. Mais le cinéma m’a trouvé. (…) Si j’ai pu faire du cinéma, alors tout le monde peut en faire. » Avant de se voir féliciter par son ami Mads Mikkelsen, qui l’a chaleureusement serré dans ses bras. Et ce sont des instants comme celui-ci qui font tout le charme du Festival Lumière.
Jour 2 : Éternelle Sophia Loren
Si le premier jour du Festival fut dominé par la présence de John Lasseter venu célébrer les 20 ans de Toy Story, et de Vincent Lindon venu déclarer son amour à Julien Duvivier, lors d’une cérémonie d’ouverture qui présentait en avant-première la copie restaurée de La Fin du jour, le deuxième jour, lui, a mis à l’honneur la grande Sophia Loren au cours d’une soirée exceptionnelle, menée par Thierry Frémaux et Régis Wargnier, grand admirateur de l’actrice. « Si je devais un jour filmer Sophia Loren, je ferais un long travelling d’elle en train de marcher. Car rien qu’en marchant, Sophia Loren raconte déjà des histoires ». L’arrivée de Sophia Loren quelques minutes plus tard, au bras de son fils Edoardo Ponti et sous une standing ovation, ne démentira pas ses dires. Pourtant si la star en impose par son incroyable carrière, elle apparaît en réalité d’une étonnante simplicité, pétillante et pleine d’humour. A l’image finalement de ce qu’elle a sûrement toujours été dans l’intimité. Car avant d’être une actrice, Sophia Loren est une Napolitaine dans l’âme, pour qui la famille compte avant tout et qui est arrivée dans le cinéma sans rien en connaître, réussissant à force de travail. « J’ai toujours résisté, j’ai toujours lutté, je ne me suis jamais perdue. Je bataillais pour ma famille. J’ai toujours fait les choses bien, comme une petite fille qui va à l’école qui doit bien faire ses devoirs. Et peu à peu je suis devenue, on dit, quelqu’un. »
Travailler avec Chaplin, cela vaut plus qu’un Oscar.
Son chemin dans le cinéma s’est fait à force de rencontres, l’actrice se créant une seconde famille dans le septième art. Avec le producteur Carlo Ponti tout d’abord, qui deviendra son mari. « Il a été l’homme de ma vie, celui qui m’a vraiment comprise. Il a fait de moi celle que je suis. » C’est grâce à lui qu’elle fait la connaissance du réalisateur Vittorio De Sica, en tournant dans L’Or de Naples. « De Sica m’a appris beaucoup de choses au début de ma carrière, alors que je ne savais pas vraiment ce que je faisais. On était assez similaires. » Ils tourneront ainsi de nombreuses fois ensemble, De Sica lui offrant quelques uns de ses plus beaux rôles, et lui faisant rencontrer celui qui deviendra son partenaire légendaire, Marcello Mastroiani. « Marcello, c’était la famille ! On a beaucoup travaillé ensemble. On ne se voyait pas en dehors des tournages, mais je savais à chaque fois que je le retrouverais un jour sur un plateau. »
Tout autant qu’elle soit attachée à ses racines, et qu’elle reviendra toujours vers ceux qu’elle aime, Sophia Loren leur a aussi fait des infidélités pour tourner avec de nombres partenaires et réalisateurs de prestiges. Mais à l’heure de faire le bilan, il semble qu’il n’y en ait plus qu’un qui retienne encore son attention. C’est Charlie Chaplin. « Travailler avec lui, cela vaut plus qu’un Oscar. » Et quand on lui demande si elle a des regrets de ne pas avoir tourné avec certains réalisateurs, dont Felini, elle répond simplement qu’elle ne devait pas correspondre à leur cinéma. « Je n’ai jamais demandé un rôle. Si quelqu’un ne veut pas avec toi, cela ne sert à rien de mendier. » Et d’ajouter dans un sourire : « Surtout quand tu es une star, tu ne fais pas ça ! » De la même manière, Sophia Loren a toujours choisi ses rôles à l’instinct. « Je ne faisais que les choses que je sentais bien. » Dans sa façon de jouer également, elle a toujours fait les choses comme elle les ressentait. « Je n’ai jamais fait d’école de cinéma. Je regardais, je faisais, c’était automatique. »
Du haut de ses 81 ans, Sophia Loren jette un regard bienveillant sur sa vie et sa carrière. « La vie était, est, et sera très belle. J’ai beaucoup aimé ce que je faisais ». Au moment de conclure l’entretien elle ajoute : « Je suis heureuse. J’ai accompli beaucoup de choses, mais on ne sait jamais, demain… » avec un sourire malicieux sur les lèvres. De toute façon, on le savait déjà, Sophia Loren est éternelle.
Une fois Sophia Loren partie, sous une nouvelle standing ovation, la soirée se poursuivait avec la projection de La Ciociara, film marquant pour la comédienne. Pas juste parce qu’il lui valut l’Oscar de la meilleur actrice et le prix d’interprétation à Cannes, mais parce que c’est « un moment rare dans une vie d’artiste » confie-t-elle. Le film, produit par Carlo Ponti et réalisé par Vittorio De Sica, est l’adaptation d’une nouvelle d’Alberto Moravia, dans laquelle une mère s’enfuit avec sa fille vers sa campagne napolitaine natale lorsque Rome se retrouve sous les bombes en 1943. Si De Sica conserve son style néoréaliste pour dépeindre la violence de la guerre et la survie d’une population en proie à la famine et à la peur, il n’hésite pas à teindre son film de touches d’humour d’une part, et d’autre part à en faire un mélodrame poignant, en narrant les destins d’une veuve en mal d’amour et de sa fille qui vit ses premiers émois amoureux. Si au départ Sophia Loren devait jouer la fille et Anna Magnani la mère, le désistement de cette dernière entraina une évolution du casting et de l’histoire originelle. Sophia Loren interprétera finalement la mère, et sa fille sera rajeunie pour devenir une enfant de 12 ans, en lieu et place d’une jeune fille de 18 ans. Cette modification sera un atout certain pour le film, le transformant en un magnifique et violent portrait d’une enfant devenant une femme. Les premiers sentiments timides et tendres sont rapidement rattrapés par l’horreur de la guerre et le basculement physique au rang de femme de la jeune fille se fera dans une violence qui la changera à jamais. Sophia Loren, elle aussi, ressortira gagnante de cette évolution du scénario. Dans ce rôle d’une veuve prête à tout pour sauver sa fille, elle apparaît bien loin de ses rôles américains. Sans fard, fragile mais d’une force extraordinaire, tantôt drôle, tantôt bouleversante, elle signe dans La Ciociara une prestation magistrale, à l’image de sa carrière.
Jour J : Présentation des festivités
En ce lundi 12 octobre s’ouvre à Lyon la septième édition du Festival Lumière. Né en 2009 à l’initiative de l’Institut Lumière (la Cinémathèque lyonnaise), ce festival qui rend hommage aux films du patrimoine, a bien grandi. S’il parvient encore à conserver son ambition initiale d’être un événement ouvert à tous les publics, il gagne chaque année en notoriété dans le calendrier des grands événements cinématographiques français. Ainsi les grands noms sont de plus en plus nombreux à faire le voyage pour célébrer le septième art. Cette nouvelle édition accueillera ainsi, entre autres, Sophia Loren, John Lasseter, Nicolas Winding Refn, Mads Mikkelsen, Alexandre Desplat, Géraldine Chaplin, Vincent Lindon, Jean-Paul Belmondo, Salma Hayek, Dario Argento, Jacques Audiard, Costa-Gavras, et bien évidemment Martin Scorsese qui succèdera à Clint Easwood, Milos Forman, Gérard Depardieu, Ken Loach, Quentin Tarantino et Pedro Almodóvar, à l’obtention du Prix Lumière, venant couronner l’ensemble de sa carrière.
Martin Scorsese primé cette année
Le festival offre encore cette année un riche programme, entre rétrospectives (Martin Scorsese, Akira Kurosawa, Julien Duvivier, Larissa Chepitko, Pixar), cycles (cinéma mexicain, cinéma français par Bertrand Tavernier, 120 ans de la Gaumont, souvenir de Jean Yann, curiosités des 80’s) et autres invitations et cartes blanches, sans oublier les habituelles grandes restaurations et de nombreux ciné-concerts mettant en avant le cinéma muet. Le Bleu du Miroir vous fera ainsi partager tout au long de la semaine ses choix parmi cette alléchante sélection. Et l’on commence dès demain avec une soirée hommage à Sophia Loren qui s’annonce riche en émotions.