FIFR 2019 | Toute la mémoire du monde
La magie d’un événement comme le festival Toute la mémoire du monde est contenu tout d’abord dans sa diversité. Plusieurs mondes cinématographiques sont superposés dans chaque édition : que l’on soit plus enclin à visionner des films de Nicolas Winding Refn ou plus adepte de la petite salle Jean Epstein, on ne se croisera pas forcément pendant ces cinq journées. Le bonheur de voir présenter un film grand public comme Drive, présenté par son auteur, peut donc se voir opposer la découverte d’une rareté restaurée qui semble exhumée pour le seul bonheur de la poignée de privilégiés présents pour la projection d’une œuvre qui était pourtant vouée à la disparition. Ce compte rendu penche plutôt pour la deuxième proposition, celle de la découverte, de la surprise, au prix d’une exploration dans l’inconnu de titres qui bien souvent n’évoque pas grand chose de prime abord.
« le miracle Limite de Mario Peixoto »
Le premier programme exploré fut le cycle des court-métrages latino-américains, qui a révélé assez rapidement le différentiel de qualité entre les films originaires du Brésil et les autres pays du continent. Les deux pépites de la sélection furent en effet Sao Paulo, symphonie d’une métropole, de Rex Lustig et Adalberto Kemeny, et Limite de Mario Peixoto. Le premier est plus un film documentaire qu’une fiction, même si ses choix d’occulter toute une partie de la réalité politique du Brésil des années 1920 (le film date de 1929), en font un objet étrange et volontariste tout à la gloire de la ville qu’il décrit. Il brille particulièrement par son rythme et sa ferveur, ne déméritant pas dans son projet de glorifier Sao Paulo et ses habitants, celle-ci brillant de mille feux sous l’impulsion de ses deux metteurs en scène. Le joyau de ce cycle demeure le sublime Limite de Mario Peixoto, un film expérimental déroutant rendu à sa splendeur inaugurale. Seul long-métrage du poète brésilien, réalisé alors que Peixoto n’avait que 22 ans.
L’histoire du film est très syncopée : on passe tour à tour d’une embarcation où repose trois personnes à des séquences en flash-back qui explorent avec onirisme le passé de chacun d’entre eux. La perdition des personnages, leur isolement, est ainsi une métaphore de leurs échecs, de leur mise au banc de la société. Avant-gardiste, terriblement en avance sur son temps, Limite fut un four retentissant à sa sortie en 1929. Muet alors que le parlant avait déjà fait son apparition au Brésil, il fut rejeté violemment par le public, et il disparut très vite, condamnant son auteur au silence, lui prévoyait déjà son prochain film. Limite fait partie de ce corpus de films rares qui semblent sorti de nulle part et parler aux spectateurs quelque soit leur génération. Les premières minutes saisissent à la gorge, avec cette vision de femme enchaînée qui succèdent à la majesté de l’océan Atlantique. Devenue légendaire en son pays, ce chef d’œuvre presque perdu dans les années 1950, sa seule copie fut trop montrée, peut désormais circuler et irradier de sa classe un nouveau public.
« Entre Iran et Californie, Téhéran et folk music »
Deux autres films extraordinaires ont retenu notre attention, La brique et le miroir d’Ebrahim Golestan (1965), et En route pour la gloire (1976) d’Hal Ashby. Si ce dernier est un nom bien connu des cinéphiles, avec notamment son Harold et Maude (1971), Golestan est une référence plus obscur tellement le cinéma iranien d’avant la révolution de 1979, a peu d’aura à l’international. Si le film se déroule avant la prise de pouvoir des ayatollah, on remarque tout de suite le poids du regard de la société sur les protagonistes du film. Ils semblent en permanence épiés, regardés, pressés par leurs pairs condamnant leur union illégitime. Hashem est chauffeur de taxi à Téhéran. Une nuit, une de ses clientes abandonne son bébé dans son véhicule, dans une fuite au cœur des ténèbres de toute beauté. Cet épisode nocturne, qu’il partage avec sa fiancée, le voit confronté à ses responsabilités, à la fuite de tout engagement qui débouchera sur un abandon total et à la perte de l’amour. Cette mise en abyme tournant autour d’Hashem est mise en valeur dans un magnifique échange dans un bar, où se développe une discussion incroyable où défile une galerie de personnages brillant par leurs dialogues, créant une tension dramatique digne d’un ring de boxe, chaque mot semblant un coup asséné au visage du pauvre chauffeur se décomposant au fil des secondes. La brique et le miroir surprend par ses choix et les directions prisent dans sa deuxième partie, le huis clos dans la chambre d’Hashem étant suivi par une scène au sein d’un orphelinat explorant les visages de dizaines d’orphelins, dans un catalogue troublant et vertigineux.
En route pour la gloire raconte quand à lui l’histoire d’une des légendes de la musique populaire américaine, idole de Bob Dylan, le guitariste et chanteur Woody Guthrie. Celui-ci est interprété par David Carradine, décidément une icône de cette décennie des années 1970 après ses rôles chez Scorsese (Boxcar Bertha) ou chez Bergman (L’œuf de serpent) où sur le petit écran dans la série Kung-fu. Bound for glory (pour son titre original) célèbre le concept du hobo, vagabond sans attaches dérivant sur le territoire américain aidé par les trains de marchandises et l’auto-stop. La Californie apparaît alors comme un eldorado pour les travailleurs pauvres de la côte Est que représente Woody Guthrie, laissant femme et enfants dans l’Oklahoma pour courir les routes dorées menant à l’océan Pacifique. Armé de sa guitare et son immense répertoire, tous les petits boulots sont bons pour se nourrir et quérir une destinée plus glorieuse, et au bout du compte faire venir sa petite famille sur la côte ouest. Cet apprentissage est aussi celui de la conscience politique, par le biais des « unions », les syndicats étasuniens qui se forment dans ses années 1930 pour lutter contre l’exploitation des travailleurs migrants, dont Guthrie devient un des porte paroles. S’il devient une petite célébrité, jouant et chantant à la radio locale, puis bientôt courtisé par les grandes stations nationales, Woody reste au plus proche de ses convictions, reprenant régulièrement la route, jouant pour les déshérités, refusant qu’on muselle ses engagements, ce qui lui coûtera son mariage. En route pour la gloire est une redécouverte partant du cœur des Etats-Unis et sa jeune culture populaire. On pense très fort au Sur la route de Jack Kerouac, qui, à bien des titres, sera un continuateur et un passeur du message véhiculé par Woody Guthrie. Le talent d’Hal Ashby est magnifié par la photographie d’Haskell Wexler (qui reçut un oscar pour son travail sur le film) mais aussi par la caméra du jeune Garrett Brown, inventeur de la fameuse steady-cam, qui fit l’honneur de sa présence pendant le festival.
« X-noir et NWR »
Toute la mémoire du monde est chaque année le théâtre de plusieurs belles histoires. D’une restauration improbable, et surtout l’occasion de montrer le résultats d’années de travail des équipes œuvrant sur des films en grand danger. Cette édition a permis la première mondiale de la restauration de L’X noir (1916) du génie que fut Léonce Perret, réalisateur de plusieurs centaines de films au sein de ce premier cinéma muet. Le film a été reconstitué par les équipes de la Cinémathèque française, en lien avec la firme Gaumont, employeur de Perret, touche à tout brillant tant dans la comédie, le drame, que dans les séries, comme le fut son contemporain Louis Feuillade. Son personnage de L’X noir, à ce titre, fait beaucoup penser au Fantomas de ce dernier, énigmatique, artiste cambrioleur qui règnait sur son temps, transformiste à la tête d’une équipe redoutable. Long de 40 minutes L’X noir semble littéralement avoir été tourné la veille, tellement l’image est belle, propre, avec ses intertitres confectionnés pour l’occasion, dans un très beau noir et blanc. Ceci est également l’occasion de souligner le talent extraordinaire de Stephen Horne, instrumentiste surdoué alternant piano, flûte et accordéon, permettant de redonner vie à ce spectacle typique des années 1910, préfigurant les séries télévisées. L’attention est toute à l’humour et centrée sur son personnage principal iconique, super vilain avant l’heure, inscrit dans la tradition française de l’anti-héros, entre comédie et polar.
Loin des ciné-concerts, mais toujours dans un esprit de restauration et de conservation des films, il convenait de revenir plus près du parrain de cette 7ème édition, par le biais de sa nuit/carte blanche. Nicolas Winding Refn a choisi pas moins de 4 films pour cet événement, compris dans son nouveau projet de site proposant gratuitement des titres presque inconnus au plus grand nombre. Si ces films seront sur la plateforme (byNwr.com), Toute la mémoire du monde a permis qu’ils soient projetés dans l’endroit même où ils avaient été conceptualisés : la salle de cinéma. La liste est variée : un film néo réaliste narrant les amours d’un demi-frère et sa demi-sœur au sein d’une Amérique rurale (Spring night, summer night de Joseph Anderson, 1967), une bobine de pure sexploitation (The maiden of fetish street de Saul Resnick, 1966), et un film de catch mexicain (Santo vs Evil brain de Joselito Rodriguez, 1952) premier d’une longue file de long-métrages du genre narrant les aventures du combattant au masque d’argent.
Mais c’est surtout Night tide (1961) de Curtis Harrington, qui a forcé l’admiration et la mémoire de cette très belle nuit de cinéma. Selon l’aveu de Refn, le négatif du film était en piteux état, presque complètement détruit. Il a fallut un travail de fourmi, un scan image par image, un remontage et un travail d’archives minutieux, pour obtenir cette copie sublime, « immaculée » selon les propres mots du réalisateur de Drive. Night tide met en scène un juvénile Dennis Hopper, déjà remarqué six ans auparavant dans La fureur de vivre de Nicholas Ray aux cotés d’un certain James Dean. Marin en permission, Johnny rencontre Mora, jeune femme excentrique qui joue un rôle de sirène dans une foire locale. Flirtant avec le fantastique, jouant à l’instar d’Invasion des profanateurs de sépultures (1956) de Don Siegel, sur le principe de l’incertitude si cher à Philip K. Dick, Night tide est une très belle série B, intense et prenante. On sent dans les choix de Refn la volonté de ressusciter tout un pan de la culture populaire étasunienne, ce cinéma caché dans les replis de la mémoire des super productions de ces années 1950 et 1960. Là où un Tarantino célèbre cette période en les réutilisant (certains diront en la pillant) pour en créer de nouvelles figures personnelles, Refn, lui, fait un travail d’archiviste et de restaurateur qui force le respect tellement les copies sont belles, permettant un nouvel examen en profondeur d’œuvres qui avaient tout simplement disparues, de nouveau livrées au grand public.
« L’ange noir des Trente Glorieuses »
La quête d’un dernier film lors d’un festival peut être également la possibilité d’une dernière découverte fabuleuse. A ce titre on se rappelle de la vision de Phase IV de Saul Bass (1974), merveille de fable prospective qui voyait des fourmis commettre des destructions à grande échelle menaçant l’humanité. Cette année 2019 permet elle de voir (ou revoir pour les plus chanceux) l’unique long-métrage de Pierre Clémenti, grand acteur des années 1960-1970, qui brilla avec les monstres que furent Luchino Visconti (Le guépard), Michel Deville (Benjamin ou l’histoire d’un puceau), Pier Paolo Pasolini (le sublime Porcherie) ou encore Luis Bunuel (Belle de jour). Clémenti réalisateur c’est tout d’abord un pan entier de la contre culture française et européenne qui s’exprime sur grand écran. Peu narratif, très avant-gardiste et outrancier, A l’ombre de la canaille bleue est aussi étrange que son titre est beau. Il raconte l’histoire d’un monde dystopique où un général prend le pouvoir après avoir lutter contre l’insécurité et débusqué un meurtrier redoutable. Utilisant la surexposition, la voix off et une musique psychédélique entêtante, cet unique long-métrage est de ceux qu’on oublie pas, dont les images nocturnes imprime pour toujours l’esprit. Cette séance fut un moment tout aussi mémorable de par la présentation très longue faite conjointement par Balthazar Clémenti, fils du réalisateur décédé en 1999, par Jean-Pierre Kalfon, acteur dans le film, figure spectrale hantant plus d’une centaine de films dans sa carrière, et Philippe Azouri, journaliste et critique de cinéma spécialiste de Clémenti. Explorer la carrière de Pierre Clémenti c’est se replonger dans une période où le cinéma européen était fait de co-productions hétéroclites qui ont vu des acteurs triompher tant en France qu’en Italie, sur l’exemple de Jean-Louis Trintignant, Annie Girardot ou Alain Delon, stars de cette époque féconde. Pierre Clémenti fut cet ange noir témoin de toutes les dérives, drogues et prison notamment, artiste surdoué qui brula trop vite, disparaissant avant même d’avoir soixante ans. Cette incandescence fut une note magnifique pour couronner une édition de Toute la mémoire du monde non moins parfaite.