GRAVE | La réussite du genre à la française
Il est (enfin) venu le temps où l’emballement pour un film de genre français n’engage plus seulement un microcosme de spectateurs, adeptes de grands frissons, de chair et de sang. Avec Grave, enfin pouvons-nous défendre avec passion, sans gêne ni nuances, un cinéma de genre que tant de monde attendait.
Du discours politique à la course vers « l’encore pire »
Sortons tout de suite de toute vision manichéenne ou naïve : il existe bien quelques manifestations du cinéma de genre français plus ou moins encourageantes au cours de ces vingt dernières années, voire même une sorte de « vague » horrifique française plus ou moins identifiée par les spécialistes. Le journaliste américain James Quandt utilisait alors le terme de « New French Extremism » pour parler de ces films français caractérisés par leur sens de la transgression et de la provocation. Violents, gores, pornographiques, nihilistes voire crypto-fascistes pour certains, les films de la « New French Extremism » ont en commun le soucis de bousculer les conventions, de questionner les limites de notre humanité et de notre société, où la souffrance et le mal, sous toutes ses formes, ont une place privilégiée. Adoptant un corpus assez large du cinéma français des années 2000, de Laugier à Breillat, l’article de Quandt reste néanmoins très critique vis-à-vis de ces films, y voyant, entre autre, un rapprochement avec la naissance d’une nouvelle forme d’extrémisme politique.
L’erreur de Quandt, c’est de confondre représentation et discours, réflexion et affirmation. Haute Tension (2003) d’Alexandre Aja, Ils (2006) de David Moreau et Xavier Palud, Frontière(s) (2007) de Xavier Gens, A l’intérieur (2007) d’Alexandre Bustillo et Julien Maury, et Martyrs (2008) de Pascal Laugier ont presque tous suscité la polémique, que ce soit pour leur représentation de la violence ou pour le discours véhiculé. Il est certes légitime de pouvoir discuter l’héritage esthétique et horrifique de ces films, majoritairement influencés par le modèle du « Torture Porn » américain, qui a réinventé le gore pour le meilleur et pour le pire en lui conférant un réalisme détaché de ses racines burlesques. Le résultat est efficace, mais les limites d’un tel système se font sentir : la course à l’horreur visuelle conduit logiquement à la stratégie du « encore pire ». Stratégie à laquelle le serbe Srdjan Spasojevic apportera un point d’orgue avec A Serbian Film, peut-être l’un des films les plus choquant jamais réalisé à ce jour.
Et la lumière fut
Ainsi, les limites de ces films se font rapidement sentir, mais sont compensées par la réflexion politique qu’ils véhiculent. L’horreur française est certes abonnée à la surenchère, mais pas à la gratuité. La représentation de la violence n’est pas veine. Elle véhicule une réflexion, bouscule le spectateur pendant et après le film, avec la décence de laisser un champ de réflexion au spectateur. Un réalisateur animé par cette volonté de sortir de la convention et du divertissement pantouflard ne peut faire l’objet d’une critique trop sévère. Pourtant, qu’il est difficile de défendre, de façon inconditionnelle, ce qui nous a été proposé jusqu’alors. Combien ont connu cet enthousiasme autour du projet La Horde, film de zombie français réalisé par Benjamin Rocher et Yannick Dahan en 2010, avant de ressortir abattus après l’avoir vu en salle ? On tombe alors dans le pessimisme mainstream vis-à-vis du cinéma d’horreur français : est-ce bien notre culture ? Le public est-il au rendez-vous ? Entre autres questionnements. À cela s’ajoute la difficulté à produire de l’horreur en France, qui ne peut être rentable qu’à partir du moment où le film s’exporte à l’étranger.
Mais en 2016, la lumière fut. Une jeune réalisatrice nommée Julia Ducournau, toute droite sortie du département scénario de la Fémis, secoua les plumes du cinéma d’auteur français en réalisant une véritable bombe : Grave. Film transgenre s’attaquant frontalement aux questions du déterminisme, de la sexualité, du corps et du genre par le biais du cannibalisme, Grave est aussi un film qui se transforme et qui se transcende sans cesse, à l’image de son actrice principale, Garance Marillier. Il faut aussi noter l’incroyable travail de Wild Bunch, qui produit le film, concernant la promotion. Véritable bête de festival, le film a reçu de nombreuses récompenses, avant d’être finalement adoubé en 2017 par la Mecque de l’horreur en France, le Festival de Gerardmer.
Grave restera dans les mémoires, à la fois comme l’une des plus grandes réussites du genre en France, mais également comme un véritable phénomène générationnel. Un film que certains n’osent pas regarder, ou que d’autres se vantent d’avoir vu en grossissant (à tort) les scènes sulfureuses du film. C’est un phénomène que l’on a rarement vu depuis la grande époque des « Midnight Movies », mais qui a d’ailleurs été entretenu par les anecdotes d’évanouissements et autres sacs à vomis proposés en salles aux Etats-Unis lors des projections. Mais n’allons pas croire que Grave est une épreuve à passer, semblable aux purges psychologiques que sont Cannibal Holocaust ou Salo. Le film est un bijou, que tout cinéphile se doit de voir. Grave n’est pas seulement un film de genre, c’est un grand film de cinéma.