GUILLAUME BRAC | Interview
En ce début de printemps, Guillaume Brac propose deux films le temps d’une seule séance. Avec Ce n’est qu’un revoir et Un pincement au cœur, il poursuit son travail documentaire en captant l’amitié qui unit des lycéennes à l’approche des grandes vacances. Vivant, profond, drôle et mélancolique, ce dytique suit les dernières semaines de classe de deux élèves de seconde dans le Pas-de-Calais (Un pincement au cœur) et d’un groupe de terminale en internat dans la Drôme (Ce n’est qu’un au revoir). Nous l’avons rencontré pour comprendre le processus de fabrication de ses deux films, revenir sur ses méthodes de tournage, sa filmographie et ses inspirations.
Vos documentaires Un pincement au cœur et Ce n’est qu’un au revoir sont reliés autour d’un sujet commun, les adieux entre lycéens à l’approche des vacances d’été. Lequel a été tourné en premier ?
Guillaume Brac : Un pincement au cœur est parti d’une commande du Bal, une institution parisienne qui met en contact des artistes avec des « publics », notamment des établissements scolaires. Ils m’ont proposé de faire un film avec un groupe d’élèves de seconde dans un lycée à Hénin-Beaumont. Plusieurs de mes films sont nés comme ça, d’impulsions venant de l’extérieur. J’ai accepté cette proposition parce c’était encore la période du Covid et que l’idée de partir loin de Paris pour faire un film avec des adolescents me stimulait, j’étais content d’aller dans la vie. Dans leur esprit, la commande était au croisement d’une démarche artistique et d’une démarche pédagogique. J’étais très clair sur le fait que je voulais être libre. Le thème de la collection était un peu sociétal, autour de la façon dont les jeunes voyaient l’avenir. Je leur avais dit : « Filmer l’amitié entre deux lycéens ou deux lycéennes, par exemple, ça me plairait beaucoup. » Et c’est ce qu’il s’est passé !
Comment avez-vous transformé la commande d’un film pédagogique sur un groupe en un documentaire sur l’amitié de deux adolescentes, Linda et Irina ?
C’était un processus de plusieurs mois. J’allais au lycée tous les quinze jours, le mercredi après-midi, pour passer trois heures avec un groupe. Je tâtonnais. Je parlais avec eux, on faisait des petits exercices filmés pour les familiariser avec la caméra. Il y avait ces deux filles, Linda et Irina, que je trouvais très touchantes et qui avaient une maturité beaucoup plus grande que les autres. Je les ai repérées assez vite, mais c’est quelques jours avant le tournage que je me suis dit : « Je vais faire le film avec tout le monde, mais ce sont elles qui m’intéressent vraiment. Il n’est pas impossible que le film se resserre vraiment sur elles. » J’ai quand même joué le jeu de la commande, mais dès le premier jour de montage, ma monteuse m’a dit : « Toutes les scènes avec elles sont très au-dessus du reste. »
Vous avez malgré tout filmé autant de scènes avec les autres élèves de la classe qu’avec elles ?
Oui, j’ai quand même été réglo ! Je pense que ça mettait moins de pression à Linda et Irina. Peut-être que si le tournage avait été centré sur elles dès le début, elles auraient eu un poids plus lourd à porter.
Elles ne se sentaient pas regardées différemment.
Oui, et je ne suis pas sûr que cela aurait été mieux d’avoir plus de temps de tournage avec elles. Elles ont donné énormément en cinq ou six jours, c’était bien comme ça, je ne crois pas qu’il aurait fallu gratter plus. Le projet étant dans un cadre scolaire, le contrat tacite était de ne pas aller chez elles, de ne pas filmer leur maison, leur famille. Ça m’allait très bien car ça créait du hors-champ et de la pudeur. On sent bien que ce sont des situations familiales et sociales assez rudes. D’une certaine manière, je trouve ça plus fort de le sentir et d’être quand même avec elles dans l’espoir d’une vie meilleure, dans quelque chose d’assez lumineux malgré tout. On sent tout ce avec quoi elles grandissent et on a devant nous des jeunes filles pleines de vie et d’espoir.
L’atelier tournait autour de questions sociétales, mais le cœur du film est véritablement leur amitié.
Je voulais filmer leur lien. La question centrale, qui s’est trouvée être formulée avec la psychologue scolaire, est le rapport à l’attachement. La peur de l’attachement quand on a déjà été confronté à la trahison, à l’absence… C’est assez beau que ce soient elles-mêmes qui aient posé cette question de manière aussi claire.
J’avais peur que le tournage creuse le conflit, approfondisse la blessure plutôt que de la guérir…
D’autant plus qu’elles vivent un moment crucial car on sent que leur lien peut se déliter, en cette fin d’année scolaire. Elles se disent parfois des mots assez durs qui semblent remettre en question leur amitié. Il y a eu une vraie évolution alors que votre tournage a duré peu de temps.
Le catalyseur était la fin de l’année, puisqu’on a filmé la dernière semaine de classe et la première semaine de vacances, et le déménagement programmé de Linda exacerbait cette question-là. Linda était un peu dans le déni du lien qui existait entre elles, Irina en était très blessée jusqu’à, à son tour, en arriver à nier un peu leur complicité. J’avais d’abord été très touché par leur amitié et j’étais ensuite très triste quand j’ai vu qu’elles ne se parlaient quasiment plus, quelques jours avant de démarrer le tournage. Je leur ai dit : « J’aurais aimé filmer votre amitié, est-ce que c’est encore possible ? » Elles m’ont dit : « Bien sûr ! » Je voulais savoir si elles pensaient pouvoir passer du temps ensemble en ma présence, celle du chef-opérateur et de l’ingénieur du son, alors qu’elles étaient dans un moment assez tendu. J’étais très surpris qu’elles acceptent à ce point de mettre en jeu, devant la caméra, ce qu’elles étaient en train de vivre.
J’avais peur que le tournage creuse le conflit, approfondisse la blessure plutôt que de la guérir, notamment au moment de la scène du centre commercial. Je me sentais chanceux que la caméra puisse capter ça, c’était très fort pour le film, mais j’étais embêté, je me disais que j’aurais préféré ne pas être là… Dès qu’on a coupé, j’ai essayé de leur dire : « À mon avis vous ne pensez pas ce que vous vous êtes dit, votre amitié est hyper belle, ne restez pas là-dessus ! » En plus, c’était la dernière scène du tournage.
Est-ce que le film les a finalement rapprochées ?
Ce que j’ai su après coup, quelques mois plus tard, c’est qu’elles se sont réconciliées ! Finalement, le déménagement a été annulé au dernier moment et le tournage les a beaucoup aidé à percer l’abcès, à comprendre les besoins de l’une et de l’autre. Linda m’a dit que le fait qu’il y ait une caméra et des adultes qui les écoutent les a obligé à se formuler vraiment les choses. Elles allaient au bout de leurs phrases et de ce qu’elles ressentaient, ce qu’elles ne faisaient pas forcément entre elles. Elles étaient très fières et heureuses quand elles ont vu le film, qui a été projeté pour elles au cinéma d’Hénin-Beaumont.
Elles allaient perdre cette vie commune à l’internat, ce lien très fort et quotidien, ce cocon. Mais je n’avais pas réalisé que le film allait aussi parler de la perte d’une sœur pour l’une, d’une mère ou d’un père absent pour l’autre.
Leur naturel et leur spontanéité devant votre caméra sont assez stupéfiantes, ce qui est aussi le cas des lycéennes de Ce n’est qu’un au revoir. À quoi attribuez-vous cette disposition de leur part ?
Peut-être que je leur ai inspiré confiance ! Je pense qu’elles devaient sentir de ma part une forme de bienveillance et de non jugement. Mais pour moi, cela reste un mystère. C’est quelque chose que je m’étais déjà dit au moment de L’Île au trésor [2018]. À l’époque, je mettais ça sur le fait que je n’avais pas peur d’exprimer mes doutes et mes questionnements. Ce ne sont pas des films pour lesquels je détiens le savoir, ce sont des films qu’on fait tous ensemble. Elles étaient vraiment impliquées, nous avions plein de discussions. Pour Ce n’est qu’un au revoir, le processus s’est étalé sur encore plus de temps. On parlait ensemble de ce que pouvait raconter le film, ce n’était pas vertical. Je me souviens d’ailleurs que deux jours avant le tournage de Ce n’est qu’un au revoir, deux des jeunes filles, Aurore et Nours, m’ont envoyé un message me disant : « On a réfléchi et on pense c’est un film qui va parler de la perte. On a l’impression qu’on s’apprête toutes à perdre quelque chose d’important. »
C’est une idée qui a germé en elles en cours du tournage ?
Oui ! À la fin du montage, je me suis dit : « Effectivement, c’est fou, le film parle vraiment de la perte. » En filmant la fin d’année de terminale, évidemment que je filmais la fin de quelque chose. Elles allaient perdre cette vie commune à l’internat, ce lien très fort et quotidien, ce cocon. Mais je n’avais pas réalisé que le film allait aussi parler de la perte d’une sœur pour l’une, d’une mère ou d’un père absent pour l’autre. Ou encore de cette blessure qu’on sent chez Jeanne par rapport à la question politique après Sainte-Soline, où il y avait une perte d’espoir, presqu’une volonté de tout laisser tomber.
Le tournage de Ce n’est qu’un au revoir répond-il aussi à une commande ? Comment avez-vous atterri au lycée de Die, dans la Drôme ?
Après avoir filmé la relation entre Linda et Irina, j’avais envie de filmer un groupe, et plutôt des terminales. Il s’était écoulé deux ans, je me suis dit : « Tiens, Linda et Irina ont aujourd’hui l’âge d’être en terminale. » Il se trouve que j’avais tourné À l’abordage [2021] à Die et qu’à l’époque j’avais suivi des jeunes de région parisienne qui venaient, dans le récit, y passer quelques jours. J’ai eu envie de filmer une autre jeunesse, celle qui a grandi là-bas, sachant évidemment qu’il y a plusieurs jeunesses dans la Drôme. Tous ne sont pas politisés de la même manière que les jeunes du film. Leurs parents ou grands-parents se sont installés en Drôme-Ardèche récemment et correspondent plutôt à un « socio-type » néo-rural, post-hippie, ce ne sont pas des familles d’agriculteurs implantées là depuis toujours. Entretemps, je me suis mis moi-même à passer de plus en plus de temps dans la Drôme, jusqu’à même carrément y vivre. Et il se trouve que ce lycée est le plus proche de là où je vis ! Le proviseur m’a autorisé à aller voir les élèves et les professeurs. Pendant deux semaines, j’ai assisté à des cours !
À quelle place vous sentiez-vous durant ces moments d’observation et de rencontres ?
Ce n’est pas une place évidente. C’est un privilège parce que personne ne peut, à 45 ans, s’installer sur une chaise devant un pupitre pour assister à un cours de philo ! Ça me rappelle le livre de Riad Sattouf, Retour au collège. C’était assez étrange, mais j’avais quand même, heureusement, la légitimité d’avoir fait À l’abordage, qui avait donc été tourné dans la région et avait eu pas mal d’échos. J’ai été accueilli assez facilement, mais ma démarche était assez intimidante pour eux. Personne ne s’est vraiment proposé pour le tournage.
Quel est le projet que vous leur aviez annoncé ?
Mon idée était de filmer les liens réels d’un groupe. Pour cela, il fallait que j’identifie un groupe et que ce groupe ait envie de faire le film avec moi. Au départ, je n’étais pas du tout fixé sur le groupe de filles. J’avais d’abord parlé avec des garçons plutôt sportifs, qui avait un tout autre style, plus scientifique. L’idée de participer au film leur faisait peur, ils voulaient se concentrer sur leur bac et leurs dossiers pour les études supérieures.
Je pense que ce qui me touche le plus dans le cinéma, c’est la question de la trace.
Ce sont elles qui ont fini par se porter volontaires ?
Ce qui est assez étonnant, c’est qu’elles se sont manifestées tardivement. J’avais un peu perdu espoir et ce sont elles qui m’ont rattrapé par le col. Je les ai recroisées dans la rue, par hasard, et elles m’ont dit : « Alors, ça en est où ce film ? Quand est-ce qu’on le fait ? » Comme si c’était convenu qu’on allait faire un film ensemble !
À votre avis, qu’ont-elles cherché en revenant vers vous pour faire le film ?
Elles m’ont dit très clairement qu’elles avaient envie de garder un souvenir de ce qu’elles ont vécu dans leur internat. C’est assez beau, car je pense que ce qui me touche le plus dans le cinéma, c’est la question de la trace. C’est très rassurant pour moi de repenser aux gens et aux lieux que j’ai filmés. Chaque tournage correspond à des périodes de ma vie. Par exemple, dans À l’abordage, il y a ma fille bébé et la grand-mère de ma compagne ; Tonnerre [2014] a été tourné dans la région de mes grands-parents, avec des voisins que j’ai connus… J’ai l’impression de sauver quelque chose. Tout passe, mais le film reste un instantané vivant et éclatant d’un moment qui, à priori, ne va pas faner. Ça reste présent.
Que vous filmiez le début de l’été ici ou sa fin dans L’île au trésor, c’est une mélancolie très similaire qui se dégage à chaque fois.
L’été est une saison de promesses assez réjouissantes, mais c’est aussi un moment plein de mélancolie, la fin d’un cycle. C’est toujours intéressant quand deux dynamiques contraires se mélangent : l’image de quelque chose d’assez riant et lumineux, avec au fond quelque chose de plus sombre qui se joue. C’est vrai que j’ai filmé essentiellement le début des rencontres entre des personnages, ou maintenant des adieux et des séparations. Le début ou la fin. Je n’ai pas filmé des relations dans le temps, l’usure.