HIROKAZU KORE-EDA | Interview
En 2018, il a remporté la Palme d’Or avec Une affaire de famille. Rapidement, le prolifique cinéaste nippon enchaîne un nouveau film, son premier hors de son territoire et choisit la France et le tandem Juliette Binoche – Catherine Deneuve pour son récit familial au coeur de l’industrie cinématographique. À quelques jours de la sortie de La vérité, tourné à Paris, Le Bleu du Miroir a eu le privilège de s’entretenir avec le réalisateur Hirokazu Kore-eda. Il est question de souvenirs, de présence fantomatique, de prison, d’Olivier Assayas, de femmes fortes et d’hommes en retrait… Entrevue.
On sent l’importance qu’a eu Juliette Binoche dans le film, est-ce que ce projet, cette envie de cinéma aurait pu exister sans elle ?
Non, sans Juliette, il n’y aurait pas eu ce film. Et de la même manière, s’il n’y avait pas eu mon interprète/traductrice, Léa Le Dimna et Miyuki Fukuma, ma co-productrice japonaise, le film n’aurait pas existé. Généralement, dans le milieu du cinéma, quand on se dit, « tiens il faudrait qu’on fasse un film ensemble », ça revient un peu à dire « salut, comme ça va ? ». C’est une sorte de politesse qu’on échange, et c’est assez rare que les projets aboutissent. Mais là dans le cas de Juliette, dès qu’elle m’a fait cette proposition de travailler ensemble, j’ai ressenti son intensité et sa passion, et je me suis tout de suite dit qu’il fallait que j’y réponde, et ça me semblait important que le projet se concrétise. Mais il a quand même fallu dix ans entre le moment où elle me l’a tout d’abord proposé et la sortie du film.
En prolongation de cela, comment dirige-t-on une équipe dans une langue qui n’est pas la sienne, pour un film qui, au final, est très personnel ?
(D’un geste, il montre son interprète). C’est grâce à Léa, que j’ai rencontré en 2014 au festival de Marrakech. On a travaillé ensemble pour la première fois à cette occasion et depuis, à chaque fois que je viens en France, c’est elle qui traduit mes propos, comme c’est le cas aujourd’hui. Elle a également sous-titré mes films qui sont sortis ici depuis cette époque et, à son contact, je me suis dit que peut-être que la barrière de la langue ne serait pas infranchissable et que, du coup, ce serait possible de travailler dans un pays étranger tout en continuant à faire mon cinéma. C’est donc notre rencontre qui a aussi rendu tout cela possible.
Nous avons vraiment voulu préparer le tournage très en amont, c’était fondamental pour bien faire les choses. On a pris le temps, au fil des différentes réécritures du scénario, de discuter avec toute l’équipe française qui a parfois pointé les incohérences au regard de la culture française. On a aussi travaillé ensemble sur les dialogues, et notamment leur adaptation du japonais vers le français, pour voir ce qui était cohérent ou pas une fois le passage d’une langue à l’autre. Donc ce temps là, qu’on a pu accorder à la préparation, a été déterminant dans la maturation du projet.
Le film parle beaucoup de la mémoire et de ses approximations, c’est une thématique récurrente du film, qui interpelle. Pourquoi avoir voulu creuser autant ceci dans La vérité ?
(Il réfléchit longuement) Ça me prend du temps pour vous répondre, car c’est à la fois une question difficile, et en même temps prégnante à tous mes films précédents. Mais là, il est question d’une relation un peu « cassée », qu’il faut réparer et, quelque part, réparer une relation c’est remettre en perspective les souvenirs, les réajuster, et dans ce cadre la mémoire n’existe pas tant comme un fossile qu’il faudrait déterrer, ce n’est pas quelque chose de figé, qu’on irait chercher, et qui serait resté intact pendant dans des années. Ce sont des souvenirs au sens plus vivant, plus en mouvement. Ce sont donc plus des souvenirs que de la mémoire à proprement parler. Et ça, c’est quelque chose qui existe fortement dans mes films précédents, et je n’y réfléchis même plus désormais. Cela existe en moi, et je le raconte assez naturellement.
Le film fait penser par moments au cinéma d’Olivier Assayas, peut-être est ce Juliette Binoche qui amène cela d’ailleurs. Est-ce que c’est une référence qui vous a nourrit en tant que cinéaste, ou bien pas du tout.
En effet, j’aime beaucoup le travail d’Olivier Assayas, après je pense que le film qui vous fait connecter La vérité à son cinéma c’est sûrement Sils Maria. Mais en l’occurrence je ne l’ai vu qu’après avoir commencé le développement du film. Ce n’est donc pas un film que j’aurais vu en amont et qui m’aurait inspiré dans mon écriture. Mon film était déjà lancé à ce moment là. Par contre, il y a un film d’Assayas que j’aime beaucoup, c’est L’heure d’été (2007). Je l’ai revu plusieurs fois, et c’est une référence importante pour moi pour la genèse de La vérité. Eric Gautier, qui a fait la photo sur ce film est aussi sur La vérité à ce poste. C’est vraiment un film qui me parle beaucoup et qui compte beaucoup pour moi.
(Rires fournis) Effectivement, quelque part, je pensais à lui pour ce rôle dès le départ, je l’avais en tête dès l’écriture, mais cela ne veut pas dire que je pense qu’il est meilleur amant qu’acteur bien sûr ! Je ne voudrais pas que vous fassiez la confusion ! Mais en tout cas, oui, c’est lui que j’imaginais pour le rôle dès le début du projet.
Lumir ne s’en rend sans doute pas vraiment compte, mais Hank est vraiment un personnage déterminant dans cette histoire, parce que c’est lui qui est à l’origine de la « réparation » de la relation entre la mère et la fille, dont nous parlions tout à l’heure. En effet, elle vient retrouver sa mère en France sans trop bien comprendre ses réelles motivations. C’est lui qui lui donne un indice sur sa motivation réelle, chose dont elle ne s’était pas aperçue jusque là. Elle dit que Hank casse tout, alors qu’en réalité c’est lui qui est à l’origine de la « réparation ». Elle ne semble pas le savoir, ou ne le comprend pas vraiment, mais en tout cas c’est comme ça que le personnage existe.
Le film revient souvent sur la figure de la prison, en effet la prison de la Santé est contiguë à la maison de Fabienne dans le film. Qu’avez-vous voulu exprimer par cette image carcérale ?
On n’a pas choisi la maison pour cela, c’était un hasard que la maison se trouve à côté de la prison de la Santé. Mais il y avait pour moi une connexion intéressante entre la prison, le fait d’être prisonnier, et les personnages de Fabienne et de Lumir, qui sont en quelque sorte prisonnières de leur passé. Alors, elles ne sont pas détenues par quelque chose, mais il y a quand même cette idée qu’elles sont enchaînées à des sentiments qu’elles n’arrivent pas vraiment à digérer et à évacuer.
Et donc je trouvais que cette superposition là était intéressante, et c’est aussi pour ça que cela revient également à travers les dialogues, car je voulais que cela existe au regard de ce que vivent les personnages.
Comme souvent dans vos films, il y a de très beaux personnages de femmes dans La vérité. On assiste même à une sorte de renversement de la norme, ce sont elles qui dominent leurs conjoints, qui sont presque fantomatiques. Même au sens propre, car il y a tout un jeu autour de l’existence réelle du père de Lumir (est-il vraiment là ou pas?). Avez-vous voulu tenir un propos presque militant, surtout dans un milieu aussi masculin que l’industrie du cinéma ?
Il n’y a pas eu d’intentions particulières de ce coté là de ma part pour ce film-ci. Je pense que j’ai toujours décrit des personnages de femmes puissantes dans mes films, comme j’en ai également beaucoup autour de moi. C’est surtout le fait d’une observation personnelle. On ne peut pas dire que ça s’inscrit dans un climat très actuel, comme par exemple autour du phénomène « Me too ». Je n’ai pas essayé de « surfer » sur cette vague ou de m’inspirer de ce contexte précis. J’ai vraiment continuer à faire ce que je fais d’habitude.
Cela dit, j’ai prêté une attention toute particulière dans ce film au fait que, comme vous l’avez dit, les hommes soient au second plan et presque fantomatiques comme avec Pierre où on ne sait où se trouve la frontière entre le réel et l’imaginaire. Il y a cette petite scène presque anecdotique, où il disparaît, et où on s’imagine qu’il redevient une tortue sous l’effet de la volonté de Fabienne, qui est réveillée par les cris de Charlotte qui le cherche dans le jardin. Or, elle, a l’impression d’entendre Lumir. Dès lors, Pierre devient une clef pour que Fabienne aille se replonger dans ses souvenirs. C’est lui qui permet de remettre en perspective certains souvenirs et certaines choses, pour ça il a été important.
De la même manière, le personnage de l’agent, Luc, se place un peu au-dessus de tout le monde, il a un regard sur la totalité de l’histoire. Il est le plus stratège parmi tous. Donc, si les hommes sont en retrait, ce sont aussi eux qui permettent de faire avancer l’histoire des personnages féminins aussi d’une certaine manière. C’est une chose qui m’intéressait dans ce film, si les femmes sont puissantes, elles le sont aussi grâce aux hommes.
Manon Clavel est vraiment incroyable dans le film. Elle est actrice du film à l’intérieur du film, et elle arrive à s’exprimer à l’intérieur de ce cadre confiné admirablement. Comment l’avez-vous dirigé pour obtenir un tel résultat ?
Manon, je l’ai rencontrée pour la première fois lors des castings organisés pour le film. Elle a fait l’unanimité tout de suite, toutes mes productrices présentes ont été toutes aussi convaincues que moi dès qu’on l’a vue. Elle avait cette capacité à libérer et à développer nos imaginaires. Et surtout, elle a cette voix incroyable qui nous est vraiment restée très fortement à l’esprit. Elle interprète cette jeune actrice qui est sensée être la « réincarnation » d’une actrice mythique, Sarah, et c’était donc un rôle important pour moi. Je me suis dis que ça pouvait être une sorte d’appréhension pour elle, et je l’ai donc fait venir sur le plateau avant qu’elle ne joue réellement. Je lui ai proposé de venir assister au tournage de certaines séquences avec Catherine et Juliette pour qu’elle les voit travailler et qu’elle s’imprègne un peu de l’ambiance du plateau. Qu’elle ne débarque pas complètement lors du tournage de ses scènes, mais sinon je n’ai pas eu à faire de travail différent de celui que je fais ordinairement avec mes acteurs.
Propos recueillis et édités par Florent Boutet pour Le Bleu du Miroir