JOACHIM TRIER | Interview
Auréolé à Cannes d’un Prix d’interprétation féminine qui ne souffrait d’aucune contestation pour son éblouissante révélation Renate Reinsve, Julie (en 12 chapitres) arrive en salle ce mois-ci après avoir fait chavirer les coeurs sur la Croisette où il aurait pu prétendre à une autre récompense au palmarès. Pour clôturer son officieuse trilogie d’Oslo, après Nouvelle donne et Oslo, 31 août, Joachim Trier livre, en 12 temps, un portrait moderne et mélancolique de jeune femme, abordant avec finesse et humour l’affirmation d’un soi, les injonctions à vivre sa vie « dans le bon rythme », pour trancher in fine le genre de vie que l’on souhaite mener. Entretien.
Le titre international, « The worst person in the world » (la pire personne du monde), pourquoi l’avoir nommé ainsi ? Qu’est-ce que cela dit du personnage principal ?
Joachim Trier : En Norvège, quand quelqu’un a le sentiment d’avoir échoué, on dit que l’on se sent comme « la pire personne du monde ». C’est auto-dépréciatif. Chaque être humain commet des erreurs. J’ai pensé qu’il serait amusant de faire une histoire d’amour avec ce titre, car l’amour est une question d’idéaliser l’autre. On m’a fait remarquer que les Français ne seraient certainement pas sensibles à ce genre d’ironie donc nous avons choisi de l’appeler Julie (en 12 chapitres).
Vos films portent toujours en eux une mélancolie, et vos personnages nourrissent un désir de créer du lien mais une difficulté à entrer en connexion. L’écriture vous permet-elle de vous apaiser avec ça ? Il y a-t-il quelque chose de thérapeutique d’explorer ces thèmes dans vos films ?
C’est une bonne question. C’est certainement le cas. Je compatis avec les thèmes de la mélancolie, du rêve et de l’aspiration, et en même temps notre incapacité à s’accommoder de la réalité. C’est l’espace dans lequel s’introduit la vie. C’est aussi ça, faire du cinéma. Essayer de mettre en images nos rêveries.
Cela génère également une question existentielle. Quand est-ce que l’on est confronté à notre vulnérabilité dans la vie ? Quand on cherche l’amour, c’est probablement le moment où on est le plus vulnérable. Serai-je assez bon ? Parviendrai-je à atteindre mes objectifs ? Vais-je rester seul(e) toute ma vie ou ressentir de la solitude à travers mon couple ? C’est une comédie, mais j’espère qu’elle évoque aussi la solitude que l’on peut ressentir dans une relation. La solitude d’être avec quelqu’un.
Pourtant, on peut parfois choisir de fuir cette vulnérabilité…
On l’évite, oui. La société nous donne ces options pour s’échapper de celle-ci. On est toujours affublés d’informations et on finit par ne plus ressentir. L’histoire de Julie l’illustre, elle pense que passer à autre chose lui permettra d’éviter de ressentir.
Aviez-vous que votre film deviendrait une sorte de capsule de notre époque, un témoin de ce que c’était d’avoir la trentaine dans les années 2020 ?
Avec Nouvelle donne et Oslo 31 août, on avait déjà dit qu’il s’agissait de portraits générationnels. Je suis partagé sur ce sujet. D’un côté, c’est un compliment car les gens se reconnaissent dans mes films. J’ai envie d’acquiescer. Mais ce n’est pas pour cela que je fais les films. Je pars des personnages, j’essaie d’être précis, et à un point, peut-être, les gens s’identifieront à eux. Je ne suis pas sociologue.
C’est intéressant à analyser. Je suis très attentif aux détails quand je tourne. Je me demande comment les gens s’habillent, comment ils s’expriment, que se passe-t-il dans le monde et de quels sujets parlent-ils ? Ces dernières années, on est très concernés par des sujets comme #MeToo et le changement climatique. En Norvège, il y a une énorme culpabilité autour de l’énergie fossile, une honte même. J’ai besoin de créer des personnages qui me semblent réels.
C’est inhérent à notre culture actuelle. Et ce n’est pas seulement pour les trentenaires mais pour toute cette génération entre 20 et 60 ans, qui n’a pas connu la guerre, appartient à la même époque. Je suis toujours heureux quand on me dit qu’on se reconnait dans mes films, qu’on ait 20 ou 40 ans. Le personnage principal, Julie, traverse ce moment de l’existence où elle se demande ce qu’elle fera de sa vie, si elle souhaite fonder une famille, comment réussir professionnellement…
Julie est une rêveuse, elle semble avoir du mal à accorder ses envies, ses désirs et la réalité de l’existence, sa quête d’elle-même… Alors qu’elle a des difficultés à savoir que faire de sa vie, la fin, très simple, semble ouvrir la voie vers une appréhension de la vie plus « sereine ». C’est votre film le plus optimiste ?
Ça l’est. J’ai envie de parler aussi d’espoir et de réconciliation. Cela peut paraître un peu « hippie ». Après Oslo qui avait bouleversé de monde, j’avais envie de faire quelque chose de plus joyeux, tout en ne négligeant pas les questions sérieuses sur l’existence. J’en suis à ce moment de ma vie. Je ne suis pas quelqu’un qui pense ses films de façon calculée, c’est très personnel et ils reflètent où j’en suis dans ma vie. On me dit parfois que je suis « lent » pour faire des films, je ne sais pas faire un film par an. J’ai besoin qu’ils murissent dans ma réflexion.
Vous questionnez énormément la question du couple et de l’idéalisation, du « timing », dans le film. Quelque part, Julie en 12 chapitres pourrait être le miroir inversé de Drunk de Thomas Vinterberg, où l’on découvre un homme qui a baissé les bras, qui a arrêté de se lancer des défis, de se réinventer…
C’est une perspective intéressante ! D’autant que j’ai beaucoup aimé Drunk. C’est aussi un film sur l’empathie et la vulnérabilité. Nous vivons dans un monde où la politique est polarisée, où les opinions sont affirmées avec force. Au cinéma, il y a beaucoup de gros films où l’on cherche à attirer l’attention. Je suis plus attiré par les films plus subtils et complexes, plus humains, moins fonctionnels, où l’on ne cherche pas à affirmer son opinion.
Bien sûr, il y a de la politique dans mes films mais c’est recentré autour de l’être humain, de l’intime. On a besoin de se rassembler, d’aller au cinéma ensemble, de débattre, d’être en désaccord. Dans le film, il y a un débat autour de la « cancel culture » que j’ai essayé d’équilibrer sans porter un jugement de valeur mais en les présentant comme des humains qui essaient de faire de leur mieux dans ce monde.
Ecrire un personnage de femme ou d’homosexuel.le est quelque part libérateur également pour moi car cela offre la possibilité de réfléchir, regarder et ressentir différemment à travers un personnage qui n’est pas du tout moi. C’est une expérience libératrice.
Quelle part de vous-même avez-vous mise dans les personnages et comment avez-vous écrit ce personnage féminin avec Eskil Vogt sans risquer de tomber dans l’écueil du male gaze ? Vous êtes vous posé la question de la légitimité d’écrire sur une femme (et de parler de féminisme) en tant qu’homme ?
Pour être très honnête avec vous, je n’avais pas le choix en tant que conteur d’histoires. J’ai besoin d’écrire des personnages différents de moi, d’âge et de genre différents. Mais j’essaie de trouver à l’intérieur de moi la justesse pour écrire ces personnages et d’être le plus fin possible dans mon observation du monde, d’être curieux, d’explorer.
Avec un peu de chances et si l’on est généreux dans ce procédé, on réussit peut-être ainsi à créer quelque chose de valable. Ce serait presque absurde si j’écrivais un film sur un serial killer de me reprocher de ne pas être un meurtrier. Je n’aurais pas la prétention de dire à une femme comment être une femme. Faire du cinéma, ce n’est pas donner des leçons mais explorer et se poser des questions, en soulever. Eskil (Vogt, son fidèle co-scénariste – ndlr), Renate et moi avons collaboré ensemble dans l’écriture du personnage de Julie. Je n’étais pas forcément inquiet mais je réalise qu’on me pose régulièrement la question…
Ecrire un personnage de femme ou d’homosexuel.le est quelque part libérateur également pour moi car cela offre la possibilité de réfléchir, regarder et ressentir différemment à travers un personnage qui n’est pas du tout moi. C’est une expérience libératrice. Dans l’une des scènes, Julie regarde le corps de son amant, lui mord une fesse. C’est une scène de funny sex. C’est génial d’écrire une scène vécue du point de vue de la femme, montrant la passion, le désir et l’amour autrement que par le prisme d’un personnage masculin. C’est bien moins cliché. On a vu ce genre de scènes du point de vue de l’homme des millions de fois… Il est temps d’explorer la perspective féminine, pour tous, en essayant d’être le plus juste.
Mais chacun se fera son opinion là-dessus au final. Je ne peux pas réclamer que les gens adoptent mon point de vue sur le sujet.
Cette fresque existentielle où le temps et l’instant présent comptent tant rappelle la trilogie des Before, Boyhood, La vie d’Adèle… On aurait presque envie de retrouver Julie dans dix ans, pour découvrir ce qu’elle est devenue et ses nouveaux combats intérieurs. Envisagez-vous de nouveaux chapitres dans la vie de Julie ? Peut-être une série ?
Merci beaucoup, j’adore ces oeuvres et j’admire énormément Richard Linklater, c’est un grand réalisateur « humain ». En France, vous avez aussi Antoine Doinel, avec qui j’ai grandi.
J’adorerais retrouver Julie dans une décennie. J’aime ce personnage, et j’aime voir vieillir Anders dans mes films, de Nouvelle donne à Julie, sous mes yeux. J’aime cette troupe et j’espère pouvoir continuer à travailler avec eux, c’est un privilège.
Pour ce qui est de faire une série, je ne suis pas contre mais je crois que cela ne m’intéresse pas particulièrement. Avec un film, il faut vivre l’expérience en une fois. Et c’est très stimulant de devoir trouver la fin de mettre fin à une histoire. Et de laisser le public se créer la suite. Une série créé un sentiment de copinage avec les personnages. Au cinéma, il faut dire adieu à ses amis. Cela créé un lien très fort parfois, dans une vie. J’aime cela, dans mon écriture. Je ne porte pas de jugement sur les séries. Beaucoup de séries en streaming ont besoin d’effets pour donner envie au téléspectateur de voir la suite, avec un moment fort dès les trois premières minutes et un cliffhanger dans les cinq dernières minutes. Cet artifice ne me plait pas, ce ne sont pas des épices que j’ai envie d’intégrer dans mon écriture, cela ne me ressemble pas. J’aime la liberté de forme.
Il y a eu de grandes séries, notamment l’âge d’or des grandes séries HBO, mais j’ai le sentiment que c’est en train de passer et que l’on reparle un peu plus de cinéma, à nouveau. Qu’on voit les films en streaming ou sur grand écran est une autre question, mais on reparle davantage de films et c’est très agréable. Le festival de Cannes a été très excitant cette année, avec tant de films intéressants. On a tellement intérioriser nos habitudes avec les confinements qu’il faut forcer nos anciennes habitudes à revenir plutôt que de rester sur son canapé, déconnecté de l’autre, pour retrouver une vie plus riche.
Deux séquences centrales dans le film (celle où le temps s’arrête et celle des hallucinations) font basculer le film dans une dimension lyrique, fantasmagorique… Aviez-vous en tête cette mise en scène dès l’écriture ?
J’ai toujours des idées visuelles quand j’écris. Il peut arriver qu’une inspiration nous vienne quand on tourne mais la séquence « figée » me tenait à coeur pour illustrer ce que Julie ressent : pouvoir enfin se recentrer sur elle sans se soucier du temps qui passe et du bruit autour. Pour la séquence de l’hallucination, j’ai aimé jouer avec la forme. Accéder à l’esprit d’un personnage, c’est très jouissif.
Renate Reinsve est une incroyable révélation, aussi lumineuse que bouleversante, et, dès le festival de Cannes où nous l’avions rencontrée, nous n’envisagions pas que le prix d’interprétation féminine lui échappe. Comment avez-vous collaboré avec elle dans l’écriture du personnage ?
Je l’ai écrit pour elle, en l’imaginant incarner Julie. On se connait très bien, nous sommes amis. Elle m’a apporté son feed-back, avec plein d’idées intelligentes. Il y avait énormément de confiance entre nous, je savais qu’elle saurait hisser ce personnage et en faire quelque chose de spécial. Et elle a réussi, au-delà même de tout ce que je pouvais imaginer. Jouer la comédie, c’est très technique. Elle était très concernée. Mais elle faisait partie de l’histoire du film. J’aime l’idée que l’on ait fait le film qu’elle avait envie de porter.
Concluons cet entretien en revenant sur Nouvelle donne, qui ressort en salle le 20 octobre. Il y avait déjà ces questions de timing, de faculté à exister avec l’autre. Quel regard portez-vous sur ce film, treize ans plus tard ?
J’espère que les Français auront l’occasion de le voir, maintenant qu’ils ont vu d’autres de mes films qu’ils ont peut-être aimés. Nouvelle donne avait très bien été reçu aux Etats-Unis et dans d’autres pays du monde, mais pas forcément en France. C’était très ambitieux pour mon premier film et j’ai mis plusieurs années à l’écrire. Il y avait beaucoup de choses pour un seul film. Il était plein de mon amour pour le cinéma, la musique, la culture. Et pourtant, j’ai essayé d’être le plus honnête possible sur ce qu’était être jeune, de parler d’amitié et de ce c’est d’essayer d’être à la hauteur de ses ambitions. J’avais trente ans quand j’essayais de faire le film, j’étais très anxieux à l’époque. J’avais si peur de ne jamais devenir un réalisateur. Ce film parle de ce désir et de ces peurs-là.
Je ne revois jamais mes films. Mais je reste fier d’avoir pu révéler qui j’étais à travers ce film. Quand nous discutons avec Eskil, on dit que ce n’est pas notre histoire. Mais c’est peut-être un témoignage de qui j’étais à l’époque. Quelque part, j’ai « appris » à devenir un réalisateur en faisant ce film.