KATELL QUILLÉVÉRÉ | Entretien
À la veille de la sortie de son troisième long-métrage, Réparer les vivants, nous avons eu la chance de rencontrer la réalisatrice et scénariste Katell Quillévéré. Réservée et pourtant fort éloquente, cette cinéaste en pleine ascension confirme autant l’intelligence de son cinéma que celle de son propos. Rencontre.
Parlons de la genèse du film. Qu’est-ce qui vous a plu dans le roman de Maylis de Kerangal et stimulé votre instinct de cinéaste ?
Katell Quillévéré : Le roman est arrivé juste après la sortie de Suzanne. J’avais commencé à écrire un scénario original et je ne cherchais pas de projet de film. Ce fut donc assez accidentel. Je me souviens avoir pris le train et l’avoir dévoré durant le voyage. C’était une lecture tellement forte, puissante, que j’ai immédiatement senti que je pourrais en faire un film qui me serait très personnel. Il fallait que je laisse tomber ce que j’avais débuté pour tenter d’obtenir les droits. Sur le moment, ce fut très instinctif, je n’ai pas cherché à théoriser. Si quelque chose de puissant vous relie à une oeuvre, alors une adaptation devient possible.
On y retrouve des thématiques qui vous touchent… La résilience, la perte d’un être aimé, ceux qui restent…
K. Q. : Quand je regarde Suzanne ou Un poison violent, je vois bien que mes récits se fondent sur la peur de la mort, de la perte de quelqu’un de cher mais demeurent du côté de la résilience. Comment on se reconstruit après ça, comment la pulsion de vie se fraye un chemin, comment l’amour continue de circuler. Je me suis pris ce roman en pleine figure et cela m’a permis de raconter la même chose, de façon plus frontale et plus ample, presque métaphysique. Il y avait une continuité évidente avec ce que j’avais fait jusque là.
Adapter, c’est trahir. Mais trahir avec nécessité. Trahir en respectant.
Comment s’est déroulée la collaboration avec l’auteure, avait-elle un droit de regard sur l’adaptation ?
K. Q. : C’est un scénario que j’ai écrit avec Gilles Taurand. Nous avons rencontré Maylis. À chaque grande étape de l’écriture, on se retrouvait et elle partageait avec nous ses impressions. Parfois, c’était assez harmonieux, d’autres fois ce fut plus complexe. L’auteure s’interrogeait sur le rééquilibrage que je souhaitais opérer. Très concrètement, elle a fait un choix fort : celui de rester du côté de Simon. La receveuse est presque symbolique dans le livre. Il est donc principalement question de deuil.
J’ai choisi un axe différent en restant du côté des vivants, du côté de cette femme qui reçoit ce coeur. Elle craignait que ce rééquilibrage rende son oeuvre plus banale, plus linéaire. J’étais convaincue de la nécessité que pour en faire un film, il fallait tendre vers ce rééquilibrage sans que cela devienne moins radical. Nous avons beaucoup échangé mais j’ai eu sa confiance. C’était la condition. Lorsque l’on adapte une oeuvre au cinéma, il faut trahir. Mais trahir avec nécessité. On peut trahir en respectant. C’est ce que j’ai cherché à faire.
Vous avez effectivement étoffé le rôle de la receveuse, incarnée par Anne Dorval, et inventé le personnage de son amante, interprétée par Alice Taglioni. Cela manquait à vos yeux, au moment de l’écriture ?
K. Q. : En m’intéressant à cette femme, qui a ce désir de vivre. Elle a cinquante ans. Son corps lui dit que sa vie s’arrête. Que doit-elle faire ? Ecouter la science, écouter son corps ? Lorsqu’elle accepte cette greffe, elle se jette dans cette aventure. L’accepter, c’est prendre le pari de vivre mais aussi accepter de mourir. Elle en est consciente.
Et je ne voulais pas qu’elle ne soit qu’une mère. Se doit-on de continuer à vivre à tout prix pour ses enfants ? Je souhaitais qu’elle ait aussi une histoire qui lui appartienne, au sens sentimental. Le film parle du don, de façon plus large. C’est de cela dont j’avais envie de parler. Comment l’humain s’organise pour sublimer la mort. La transformer. L’amour devient le vecteur. Les rythmes de ce coeur qui bat, de ce jeune homme amoureux, de cette femme qui aime. C’est ce qui va la pousser à accepter ce don.
Toutes ces personnes qui se mobilisent pour perpétrer la vie, toute cette mécanique qui se met en marche, c’est puissant.
K. Q. : C’est ce qui est de plus fort, de magnifique dans cette aventure médicale. Ce qui met en jeu le principe de la solidarité. Je trouvais cela fort d’imaginer une fiction qui rappelle le lien de ce qui nous unit. La problématique du don d’organes nous rappelle que, sous la peau, la question d’une compatibilité de deux vies n’a plus rien à voir avec la couleur de peau, d’âge ou de sexe. Cela fait voler en éclats tous les aprioris de société. Sous la peau, nous sommes tous les mêmes. C’est fort, c’est politique.
Le distributeur a souhaité dédier le film aux gens qui travaillent dans les hôpitaux. Vous aviez vous-même un lien intime avec ce milieu-là ?
K. Q. : Effectivement, j’ai une histoire personnelle, assez forte, avec le milieu hospitalier. Il a joué un grand rôle dans ma vie, dans ma famille. J’avais une sorte d’hommage à leur rendre.
Rendre hommage à ces petits héros, comme le personnage de Tahar Rahim… Ils sont le fil conducteur du récit, sans l’écraser.
K. Q. : C’est l’héroïsme du quotidien. Ces petites actions sont parfois décisives. Les mots que peuvent employer les infirmiers coordinateurs, comme celui qu’incarne Tahar, font basculer des destins.
Parlons de la scène de l’opération, que vous filmez de façon frontale et réaliste. Comment prépare-t-on une telle séquence ? Comment trouver l’équilibre
K. Q. : Je me suis énormément renseignée, à mon niveau, pour comprendre comment se déroulaient ces opérations. J’ai assisté à une greffe du coeur avec mon chef-op. Il était fondamental de le faire afin de comprendre ce que j’allais personnellement ressentir et le transmettre ensuite au spectateur. Ce sont ces émotions qui m’ont guidée pour imaginer la scène. Ensuite, ce sont des effets de plateau. Tout est reconstitué, tout est faux.
Les petits rôles sont de vrais médecins, du vrai personnel hospitalier. Les conseillers techniques du domaine médical étaient présents sur le plateau, ils ont coaché les acteurs. Ils ont assisté à des greffes, ils ont appris les gestes médicaux pour maîtriser la technique et faire en sorte que tout soit absolument parfait.
Arrivait alors la question de l’équilibre à trouver entre l’image crue presque documentaire et le cinématographique, sans tomber dans le sensationnalisme.
K. Q. : C’était effectivement un enjeu. Comment conduire le spectateur à regarder en face un coeur en tant qu’organe sans qu’il ne rejette cette image-là. C’était nécessaire de montrer les étapes qui amènent à ce moment, afin de sentir la magie de ce coeur qui se remet à battre dans un corps qui n’est pas le sien. Je voulais faire ressentir cette dualité entre la toute puissance de l’humain qui parvient à prendre la vie et à la prolonger et le mystère absolu. Quand le coeur se remet à battre, même le plus grand des chirurgiens ne le contrôle plus. Il est passif. Il y a quelque chose d’insondable là-dedans. Pour trouver cette sensation de sacré, il fallait passer par la dimension triviale.
Comme l’on est aspiré par cette vision du coeur, qui donne l’impression d’être documentaire, il fallait au contraire beaucoup les travailler à l’image. C’était très sophistiqué au final. Nous nous sommes inspirés de la peinture (Le Caravage) et de films comme Faux-semblants de Cronenberg. Tout est artificiel dans cette séquence : la couleur des murs, des blouses. Ce bleu électrique n’existe pas dans les hôpitaux. Cette esthétique permet une petite mise à distance qui suggère que c’est faux et qui permet de pouvoir l’observer.
Il y a un virage esthétique dans votre film, entre les premières séquences, assez stylisées, où vous filmez les scènes de surf et même celui de l’accident en leur donnant une dimension presque onirique, et la suite du long-métrage où cela devient plus naturaliste, proche du réel.
K. Q. : Il fallait trouver cet équilibre ténu entre l’exigence documentée vis à vis d’une telle histoire et sa poésie. Trouver quand le film avait besoin de serpenter de l’un à l’autre.
Votre gestion de l’émotionnel est assez admirable. Vous traitez des sujets au potentiel assez glauque avec un regard distancier, ce qui permet paradoxalement à l’émotion de trouver sa place.
K. Q. : Je suis passionnée par la dimension cathartique du cinéma, ce qu’il nous permet en termes de décharge émotionnelle. Je réfléchis énormément à cette relation que j’essaie d’instaurer entre le spectateur et le film que je fais. Pour moi, c’est une question de vases communiquants. Pour permettre à un spectateur de ressentir une émotion, il faut que le film la retienne. Ce n’est pas quelque chose de fermer. Je pense constamment à ce va-et-vient entre ce que l’acteur donne à l’écran et ce que le spectateur va ressentir.
Je n’ai pas fait de casting. J’ai choisi chaque acteur en fonction de celui qui le précédait dans l’histoire car Réparer les vivants est un film-relais. Tous les acteurs dans le film sont les seuls que j’ai rencontré.
Vous avez fait un choix intéressant en offrant le rôle de la receveuse à Anne Dorval, comédienne que l’on a majoritairement l’habitude de voir dans des rôles plus expansifs. C’était un vrai challenge ce contre-emploi…
K. Q. : C’est l’une des actrices de cette génération qui m’a le plus bouleversée ces dernières années, notamment dans les films de Xavier Dolan. J’avais envie de lui proposer quelque chose de complètement différent, c’était un pari pour moi. Elle est extraordinaire à l’écran, sa transformation est éblouissante.
Comment avez-vous bâti le reste du casting, forcément très hétéroclite ? J’imagine que vous avez également eu un coup de coeur pour Monia Chokri dans Les amours imaginaires ?
K. Q. : Ce n’est pas forcément chez Dolan qu’elle m’a le plus plu. C’est plutôt dans Gare du Nord de Claire Simon, où elle joue un agent immobilier et je la trouvais démente.
Plus généralement, chaque acteur a été une évidence. C’est particulier car je n’ai pas fait de casting. J’ai construit un groupe, un collectif. J’ai choisi tous les acteurs en même temps. J’ai choisi chaque acteur en fonction de celui qui le précédait dans l’histoire, car c’est un film-relais. C’est assez rare mais il n’y a aucun rôle pour lequel j’ai rencontré plusieurs acteurs. Ceux que l’on voir dans le film sont les seuls que j’ai rencontré.
Katell Quillévéré planche actuellement sur la co-écriture du scénario du prochain film d’Hélier Cisterne (Vandal, Le bureau des légendes), adapté du roman De nos frères blessés, qui raconte l’engagement d’un héros méconnu de la guerre d’Algérie.
Je viens de voir « Réparer les vivants ». Génial !
J’ai connecté avec la superbe chanson de Lynda Lemay « Votre griffe », à tel point que je m’attendais à l’entendre dans le film à un moment. Mais non.
La chanson est sortie en 2016 comme le film, c’est sans doute la raison.
J’aimerais bien un commentaire de Katell sur ce point.