L’ÉTRANGE FESTIVAL 2023 | Bilan de la 29ème édition
Pour cette 29e édition, les équipes de l’Étrange Festival nous ont à nouveau concocté un programme riche en sensations, en rencontres et en découvertes. Parmi les nombreux événements marquants de cette quinzaine, la rencontre inattendue entre deux réalisateurs cultes, le trublion mystique Alejandro Jodorowsky et Kirill Serebrennikov, artiste russe aussi doué que résilient.
Si l’Étrange Festival permet ce genre de rendez-vous, il donne également à voir, année après année, une évolution à l’échelle mondiale des tendances en matière de genres au cinéma. Les films que l’on y découvre racontent quelque chose de leur pays, de leur culture et se confrontent aux problèmes inhérents à leur système. Ainsi, en Corée du Sud, championne en matière d’avancées technologiques, le cinéma s’empare de ce phénomène pour pointer les dérives issues de ces progrès. Don’t buy the seller et On the line abordent ce problème et illustrent l’argument que, mises entre de mauvaises mains, ces technologies facilitent des arnaques pouvant mener au pire. Deux films nerveux, plus ou moins engageants ou immersifs, ont au moins l’avantage d’alerter sur ces risques (hameçonnage par téléphone et vente en ligne frauduleuse) et de mettre en garde les spectateurs de manière efficace. Ces deux titres font partie de la riche sélection de films venus du pays du matin calme.
Avec trois films en compétition et plusieurs autres dispersés dans les sections parallèles, le festival a, cette année encore, offert une large visibilité à ces productions. Il faut dire que la Corée du Sud est un véritable vivier de déviances tous azimuts qui a montré que la belle vitalité de son cinéma n’était décidément plus à prouver et ne connaissait pas de temps mort. Après les cyber-attaques, on a donc assisté aux conséquences d’un séisme monstre ravageant Séoul dans Concrete Utopia, ainsi qu’au croisement de trois destinées unies par le sang et la violence dans l’inégal mais finalement fort plaisant The Childe.
Et en dézoomant un peu, quid du reste du continent ? Moins représentée au cinéma, l’Asie Centrale pouvait néanmoins compter sur la présence au festival du film d’Adilkhan Yerzhanov. Après le remarqué A Dark, dark man, le réalisateur kazakhe poursuit un chemin de bonne tenue avec son nouvel opus Goliath. À l’aide de cette mise en scène contemplative qui le caractérise et une ironie étouffée, Yerzhanov décrit à nouveau la criminalité sévissant au cœur des steppes kazakhes pour un résultat très noir. Noir également, Mad Fate s’inscrit pour sa part dans la veine du polar spirituel. Après le génial Accident et le récent et remarqué Limbo, Soi Cheong n’en finit pas d’arpenter les bas-fonds de Hong-Kong avec sa caméra pour nous en livrer une substance toujours plus bariolée, poisseuse et anxiogène.
Le Festival ne serait pas si étrange sans son lot de productions australiennes. En effet, le pays qui a vu naître les inquiétants Long Week-end, Pique-Nique à Hanging Rock ou encore Wake in Fright en connait un rayon sur le sujet et fait de son environnement particulier une source intarissable d’inspiration. Qu’il s’agisse de son isolement géographique, de son arrière-pays menaçant ou de sa faune hostile, il n’y a qu’à se pencher pour trouver le contexte d’un nouveau film d’horreur. C’est ce qu’a fait Sean Lahiff, le réalisateur de Carnifex, en posant son objectif au cœur d’un parc naturel pour filmer la lutte de biologistes devenus la proie d’un bête surpuissante et assoiffée de sang. Si ce survival peine à provoquer l’effroi auquel on pourrait s’attendre, il prouve néanmoins que Lahiff est un auteur prometteur, tout comme Josiah Allen et Indianna Bell.
Les deux réalisatrices sont à l’origine de l’excellent You’ll never find me, huis clos mettant en scène deux personnages très différents dans un mobile home perdu sous un déluge de pluie. Le film est une véritable étude de la tension, il joue avec le spectateur en modifiant constamment son point de vue et dose avec précision sa charge horrifique. Dans un registre qui change du naturalisme vernaculaire, L’Attaque du fourgon blindé dévoile une ambition très américaine, en situant son action au cœur d’une grande ville et en utilisant les motifs du grand banditisme. Basé sur un principe narratif plutôt simple qui nous dévoile les préparatifs du braquage, son exécution et ses conséquences, ce thriller de Bruce Beresford épate par sa froideur, sa précision et son montage minutieux.
Autre découverte passionnante, celle des films de Bert I. Gordon, grâce à l’hommage que le Festival lui a rendu. Le réalisateur américain a la filmographie foisonnante était surnommé Mister BIG, tant pour ses initiales que pour son goût du gigantisme. Si ce dernier point est avéré, comme l’attestent les projections du Village des Géants ou encore de La révolte des poupées, cette incursion dans l’œuvre de Gordon nous en aura aussi montré l’éclectisme. En effet, à l’instar de son contemporain Richard Fleischer, ce pionnier de la science-fiction a également voulu explorer d’autres genres, avec par exemple Picture Mommy Dead, un mélo pas terrible mais sauvé par sa dimension nanardesque, et Le Détraqué, un bon thriller paranoïaque, sombre et nerveux, dans la lignée de ceux que les années 70 produiront en nombre.
Procédé bien connu du cinéma humoristique, l’absurde est aussi un bon moyen d’aborder certains concepts inquiétants ou insolites. C’est assurément l’avis des frères Héraud, les Français officiant à tous les postes sur leur film The End (fragments artificiels de l’espèce humaine). Sorte d’hommage au cinéma en forme d’hybridation expérimentale, The End… a été réalisé avec peu de moyens et beaucoup de patience. C’est une vraie réussite, une bizarrerie exigeante, à la narration non linéaire mais à la technique aboutie. Toujours dans le cocasse, restons en Europe pour évoquer Hit Big, cette chronique suintant la sueur et la crasse d’une famille d’infortunés finlandais émigrée en Espagne. Après Dogs don’t wear pants qui n’a pas manqué de faire parler de lui, J.P. Valkeapää change totalement de trajectoire avec cette histoire où le soleil brille autant que les cheveux gras de Marjaleena, ex reine de beauté alcoolique qui veut récupérer sa part d’un ancien butin auprès de son bandit de mari.
Et enfin, les méandres de l’absurde se perdent dans les dédales de l’Interzone, cet état onirique dans lequel se réfugie le héros du Festin nu. Le chef d’œuvre de David Cronenberg a eu droit à une avant-première avant sa ressortie en copie restaurée qui fera l’objet d’un article à venir. Parmi les autres avant-premières remarquées, on note aussi celle de La Zone d’intérêt, film sidérant de Jonathan Glazer, ainsi que celle de Lost in the night, d’Amat Escalante. On y voit un jeune mexicain à la recherche d’informations sur sa mère disparue intégrer une maison de notables, le tout sur fond de corruption, de lutte des classes et de « live » Instagram.
Ainsi s’achève cette traversée de l’étrange, cette odyssée, pour reprendre le thème de cette édition. Cette année encore, notre curiosité a été récompensée par des choix exigeants, étonnants et hors des cases. Malgré quelques titres parfois inégaux, c’est aussi le jeu d’une sélection, on se dit tout de même qu’avec de tels auteurs, la relève du cinéma déviant et dérangeant est assurée et que l’Étrange Festival a encore de beaux jours devant lui. Ça tombe bien, l’an prochain sera l’occasion de célébrer le 30e anniversaire de l’événement. On a déjà hâte de découvrir tout ce que son équipe de sélectionneurs aura choisi pour fêter ça.