MARINA FOÏS | Interview
Révélée grâce à son talent comique , Marina Foïs a depuis bâti une filmographie particulièrement estimable, alternant comédies sans stéréotypes offensants (Énorme, Gaspard va au mariage) et drames d’auteur subtils (L’atelier, Une intime conviction, Irréprochable) qui ont définitivement assis sa crédibilité dans le paysage français. Dans La fracture, cette dramédie sociale de Catherine Corsini qui a fait fureur au festival de Cannes et qui lui permet de jongler avec les registres avec aisance, elle incarne une femme au bord de la rupture, qui vient soutenir sa compagne avec qui sa relation se délite dangereusement. Entretien sans détours.
La fracture, cela peut être la fracture d’un os qui se brise, celui du bras de votre compagne dans le film. Mais il y a la fracture, sociale, celle qui est si forte et étendue l’on ne peut pas endormir avec du Tramadol… Est-ce que c’est cette dichotomie entre la petite histoire au coeur de la grande histoire qui vous a séduite dans le projet de Catherine Corsini ?
Marina Foïs : Oui, aussi. Et puis parce que le film est évidemment politique à plein d’endroits, mais là où il est le plus brillamment politique c’est qu’il laisse entrevoir une solution très simple : c’est de s’écouter. De se parler, de partager, de ne pas avoir peur de la différence. On est dans un moment où l’on souffre tous, parce qu’on nous encourage à nous replier, à l’entre-soi, à se raccrocher à une communauté dont je ne crois pas que l’on n’a pas si fort besoin. Je crois très fort au mélange, à toutes les mixités : sociales, ethniques, religieuses, culturelles…
Au fond, le film commence comme une dispute, parle de cacophonie dont on souffre tous, peu importe où l’on habite. Les personnages se disputent et finissent par discuter. Le film dit cette chose limpide : ce n’est pas grave de ne pas être d’accord. Alors qu’on nous fait croire qu’il ne faut côtoyer que ceux qui sont d’accord avec nous, qui crient aussi fort que nous le même point de vue. Ce n’est pas vrai, on n’est pas obligé de crier tout le temps. Parfois, on ne sait pas et il faudrait savoir le dire, simplement. La solution est dans l’écoute, la considération, le regard de l’autre.
On pourrait résumer la crise de gilets jaunes par ça. Des gens qui demandent à être entendus et qui ne le seront peut être jamais. Cela produit de la colère, de la violence. Il n’y a pas que ceux qui ont incarné ce mouvement qui souffrent de ne pas être écoutés. On n’a pas besoin d’être Gilet Jaune pour sentir qu’on ne nous écoute pas. Ce qui est très violent pour tout le monde, en ce moment, c’est qu’on laisse croire qu’il n’y aurait qu’une manière de penser, de réagir, qu’il faudrait appartenir à tout prix à un groupe de pensées. Je ne crois pas à ça. L’an dernier, Leila Slimani parlait de la pensée simplifiée, celle qu’on entend de partout. Alors qu’il est plus courageux d’avoir un avis nuancé. La nécessité de la nuance, ce serait très apaisant pour nous tous. Et l’on sait, puisque l’on entre dans une année électorale, qu’on va se coltiner des positions tranchées alors qu’il faudrait opter pour la nuance.
Je crois très fort au mélange, à toutes les mixités : sociales, ethniques, religieuses, culturelles…
Pensez-vous que le film offre à voir une option qui éviterait que la colère ne devienne sourde ou résignée et puisse avoir un impact sur les pouvoirs publics ? Vient-il comme une piqure de rappel certainement plus constructive que les options qui tendraient à renforcer les radicalismes ?
Le film ne choisit pas l’arme du coup de poing, il opte souvent pour l’humour. Après, je ne sais pas si le cinéma a le pouvoir réel de faire bouger les choses, mais plutôt de faire bouger les gens individuellement. Il donne à voir des personnes et des lieux que je n’aurais jamais regardé. Il peut avoir un pouvoir certain sur les uns et les autres, en tant qu’individu.
Il y a quelques années, vous livriez une belle prestation dans L’atelier, déjà une métaphore d’une société française en plein questionnement, au bord de l’implosion… Qu’est-ce qui est exaltant dans le fait, d’abord de faire un film de groupe, mais aussi de porter la voix de ceux qui n’ont plus d’espoir de lendemains meilleurs ?
Il faut être très rigoureux. Ce n’est pas un film qui raconte les Gilets jaunes ou les soignants. Le pouvoir qu’il a est de donner un visage à un mouvement qui a été complètement désincarné et déformé, caricaturé par les chaines d’info. Cela permet d’apporter de la complexité de la nuance.
C’est très excitant de parler du monde dans lequel on vit. On se sent responsable. Comme actrice, c’est aussi très intéressant de faire partie d’un groupe et de s’interroger sur comment faire exister un personnage qui n’est pas le sujet du film. Le personnage principal devient petit à petit l’hôpital. Mon personnage est même encore moins développé que les autres, il n’est jamais question d’elle-même. Pour un acteur, c’est intéressant de se poser la question de le faire exister dans sa complexité alors qu’elle ne sera jamais le sujet d’aucune scène, comme elle interagit avec les autres, comment elle écoute et regarde. C’était plaisant.
Il est malheureusement encore trop rare dans le cinéma français qu’un acteur « racisé » n’ait pas à justifier d’où il vient, de son histoire (familiale, religieuse) à travers son personnage.
Votre personnage n’est pas le sujet du film, pas plus que la question du couple lesbien.
En termes de représentations, c’est très important. Un couple lesbien, l’infirmière est une femme, noire, et il n’est pas question de ses origines, d’où elle vient, de sa religion ou de sa couleur de peau. On a seulement accès à quelques éléments de sa vie, son conjoint, son bébé qui vient de naître…
On prend aussi conscience de la surcharge mentale de cette femme qui peine à concilier sa vocation, très prenante, et sa vie de famille…
Aussi, oui. Mais si je relevais ce fait là, c’est qu’il est malheureusement encore trop rare dans le cinéma français qu’un acteur « racisé » n’ait pas à justifier d’où il vient, de son histoire (familiale, religieuse) à travers son personnage.
Et en tant qu’actrice, c’est tout de même plus intéressant de ne pas être résumée à son genre, à une orientation sexuelle, une origine socio-culturelle…
Ce serait beau de s’intéresser uniquement à ce qu’est la personne au présent, et pas de là où elle vient, de son parcours, de son orientation ou sa culture. Lui offrir cette liberté-là, ne pas être définie par tout ça, et se rapprochait de Salman Rushdie qui disait : «Un homme n’a pas de racines, il a des pieds ». Ce qui compte, c’est qui tu es aujourd’hui, qui tu as envie d’être, peu importe comment tu t’appelles ou la couleur de ta peau…
Le film a été présenté à Cannes après plus d’un an de crise sanitaire et il est arrivé comme un symbole, un porte-voix de toutes les colères, de toutes les urgences… Aviez-vous conscience qu’il collerait aussi bien à l’actualité alors qu’il a été initié bien avant cette crise du COVID ?
Le film a été écrit avant la crise sanitaire, mais quiconque s’intéressait à ce qui se jouait au sein des hôpitaux sait que ces problèmes existaient déjà. Manque de moyens, de personnel. On fréquente tous l’hôpital, pour soi, pour un proche. Notre système hospitalier est merveilleux et c’est absurde de le priver des moyens dont il a besoin. La crise du COVID a rendu très concrète la réalité de l’hôpital pour davantage de gens. On a passé deux mois à les applaudir tous les mois. J’ai été très premier degré au départ, j’étais sincère dans mes applaudissements. Spontanément, tout le monde l’était et voulait remercier les soignants. Après, cela a été récupéré par les politiques, ça leur a permis d’éviter de répondre aux besoins.
On imagine que ce tournage a été intense, entre les conditions de l’époque (en pleine crise sanitaire, entre deux confinements), le sujet du film avec des thématiques très chargées et les longues scènes de dialogue… On imagine une urgence, un besoin de vital de s’immerger dans ce film et ce tournage ?
C’était encore plus fort encore, alors que les salles étaient fermées. C’était très violent ce qu’on a vécu. Le monde de la culture a été aidé pendant la crise, comme les restaurateurs, certains commerçants… mais pas plus. On a le droit de le dire, sans considérer les difficultés des autres. Pour nous qui vivons de cinéma et du cinéma, au sens propre comme au figuré. La salle de cinéma m’a cruellement manqué d’ailleurs… Et pour nous, acteurs, c’est très présent ce besoin de se jeter corps et âme dedans.
Catherine Corsini parlait « d’épuiser ses acteurs »…
Oui ! En fait, elle tourne beaucoup, plein de prises, longues souvent. Elle nous encourage à changer de point de départ, de direction. C’est très intéressant. Les acteurs, on devient intéressant quant on ne sait plus du tout ce qu’on fait. La maitrise, la technique, c’est le moins intéressant. Ce n’est pas confortable mais je ne déteste pas être perdue car cela produit souvent quelque chose de bien plus intéressant.
Dans la vie, on traverse plein de choses que l’on ne comprend pas, on est surpris par nos émotions dans la vie. Quand le cinéma arrive à reproduire ça, c’est formidable. On n’a pas toujours toutes nos armes à disposition, c’est l’endroit de l’humanité où on est beaux et touchants, et quand le metteur en scène arrive à choper ça malgré nous, cela produit des choses intéressantes.
Le film de Catherine Corsini a quelque chose de Ken Loach, en faisant de « quidams » des héros du quotidien. Cette infirmière, incarnée magnifiquement par Aissatou Diallo Sagna, c’est une héroïne en blouse blanche.
Ken Loach donne toujours à ceux que l’on n’écoute pas, que l’on ne regarde pas. Il leur rend de la dignité. Ce sera beau de regarder son oeuvre dans son intégralité : il aura dédié sa vie à ces humiliés, ces oubliés. Ce qui est assez beau : ce sont des héros de petits gestes. Ce ne sont pas des grands actes héroïques, ils n’auront pas de plaque ou de rue à leur nom. Heureusement, il y a plein de petits gestes héroïques dans le monde.
Le film dit cette chose limpide : ce n’est pas grave de ne pas être d’accord.
Pour finir, on aimerait revenir sur Enorme, la grinçante comédie de Sophie Letourneur qu’on a appréciée et soutenue, mais qui a été tristement incomprise par une frange de personnes – n’ayant pas forcément vu le film. Comment est-ce que l’on se blinde face aux procès d’intention qu’on peut parfois recevoir ? Qu’est-ce que cela dit de notre époque, quand on voit les polémiques vaines ayant entouré ce film ou encore Mignonnes quelques mois plus tôt ?
C’est le sentiment que vous avez, qu’il n’a pas été soutenu ? Les buzz sont produits pour faire du buzz, ce n’est pas intéressant donc on n’y répond pas. Un buzz qui arrive parce qu’il y a un sujet polémique, il a certainement sa vertu. Un buzz produit pour faire un buzz, ça ne m’intéresse pas. Ce qu’il faut combattre, c’est l’endroit où la morale tenterait d’intervenir sur l’artistique, où les injonctions politiques se mêleraient des choix des artistes. On serait dans une impasse… On a le droit de ne pas être d’accord avec ce que raconte un film, on n’a pas à dire comment l’artiste doit raconter son sujet. On peut combattre un film avec lequel on est en désaccord, c’est autre chose. Je n’ai pas réagi à cette polémique, je préfère parler du fond.
C’était regrettable car on avait un film qui exposait un sujet.
Le film de Sophie Letourneur a la beauté de sa radicalité. Elle est extrême, engagée, terriblement cohérente. Heureusement, le film a été apprécié par beaucoup de monde.
Propos recueillis et édités par Thomas Périllon pour Le Bleu du Miroir