MATHIEU AMALRIC | Interview
Nous avons rencontré Mathieu Amalric à l’occasion de la sortie de son 8e long métrage, Serre moi fort. Pétri de culture littéraire et musicale, le réalisateur nous a raconté comment le mélodrame lui a permis de se rapprocher de l’émotion. Entretien grave et lumineux, à l’image de son film.
Le film commence directement avec le son du film, sans le jingle de Gaumont, vous avez pu imposer ce choix ?
Ça n’a pas été un conflit, ils ont eu la gentillesse d’accepter, il fallait que le film commence avec le piano de Marcelle Meyer. Aujourd’hui, il y a des logos tellement sophistiqués qu’on ne sait plus quand le film commence réellement.
A quel moment avez-vous découvert le livre de Claudine Galéa et comment est né le projet d’une adaptation ?
C’est un ami, Laurent Ziserman, acteur et metteur en scène qui m’a fait découvrir le livre.
Celui-là même qui devait jouer dans un de vos premiers courts-métrages et que vous avez remplacé au pied levé…
C’est ça, Les yeux au plafond avec ma grand-mère. Avec Laurent, on se connaît depuis toujours. Pour la petite histoire, il est rentré au Conservatoire sous mon identité parce qu’il fallait avoir moins de 23 ans. Il y a donc un Mathieu Amalric qui a fait le Conservatoire, mais ce n’est pas moi. Il a longtemps caressé le projet de monter la pièce et puis ça n’a jamais pu se faire. La pièce, qui date de 2003, n’a d’ailleurs jamais été montée. Il m’a passé ce livre et j’ai chialé, dans un train, je ne sais pas ce qui m’est arrivé. C’est une révélation finale dans le texte de Claudine. Je l’ai fait lire à mes productrices, Laetitia Gonzalez et Yaël Fogiel, des films du Poisson, et elles ont été également bouleversées. On s’est alors demandé : comment faire du cinéma avec ça ?
Claudine Galéa a-t-elle participé à la phase d’écriture du scénario ?
J’ai d’abord commencé un travail d’archéologue, pendant 9 jours, puis je l’ai appelée, pour lui demander son accord. Elle était ravie, elle aime énormément le cinéma. Vicky m’avait déjà visité, c’était elle. J’ai écrit tout seul, puis j’ai fait lire une première version à Claudine. Elle était très excitée par le travail de transformation.
Le marionnettiste, ce n’est pas le réalisateur, c’est le personnage.
Pourquoi avoir choisi de changer la structure et de ne pas trop retarder la révélation ?
Le scénario avait été écrit avec la révélation finale. J’en étais même assez heureux, pour une fois j’avais un scénario avec un twist, un truc qui tient la route, ça a d’ailleurs été un outil de financement plutôt efficace. On a commencé à tourner en respectant les saisons, et on montait entre les phases de tournage. On s’est alors rendu compte, avec mon monteur François Gédigier, que ça nous éloignait de ce qui nous bouleversait le plus, c’est-à-dire son geste d’imagination. Il y avait dans le texte de la pièce quelque chose de partageable. On a tous eu envie de partir. Le texte dit : « c’est humain ». C’était plus étonnant de commencer comme ça. Le marionnettiste, ce n’est pas le réalisateur, c’est le personnage. Elle met d’abord en place une tactique d’inversion, après elle utilise les leurres.
C’est un grand film de réalité virtuelle, on le comprend au moment de la séquence du jeu vidéo.
C’est incroyable parce que je pensais faire une séquence où le joueur lâche les manettes et le personnage ne sait plus où aller, tourne sur lui-même. En fait, c’est elle qui prend les manettes même si tout finit par se dérégler sérieusement.
À propos de dérèglement, c’est un film sur le deuil mais qui n’est jamais mortifère…
Ah tant mieux ! C’était une obsession, avec Vicky. On dit avec Vicky que c’est notre film. Elle a pris le relai. Je n’ai jamais ressenti une relation de gémellité pareille.
Aviez-vous de références en tête pour ce film ?
Évidemment, j’ai commencé à regarder beaucoup de mélos, Nicholas Ray, Douglas Sirk, etc. J’aime regarder beaucoup de films quand j’écris, c’est pour vérifier des trucs. Je ne sais pas si vous vous vous souvenez de Je rentre à la maison de Manoel de Oliveira ? Il y a des plans de Michel Piccoli au café, également la scène où il se fait maquiller. J’y ai pensé pour filmer Vicky dans le plan où elle apprend. Aussi Bill Murray dans Broken Flowers, je ne sais pas bien pourquoi. Ensuite, je suis allé du côté des films de fantômes, parce que j’avais eu immédiatement l’intuition qu’il fallait que les blocs de réel et ce qui était projeté soit indissociables esthétiquement, non signifié. M’est venu l’idée de l’hyperréalisme, d’où cette peinture dont on peut penser qu’il s’agit d’une photo*.
C’est ce peintre qui vous a inspiré la modèle de la voiture ?
C’est vrai que Robert Bechtle a peint beaucoup de voitures. Je me demandais quelle voiture j’allais avoir envie de filmer. Un jour, avec le 1er assistant, on est tombés sur une petite annonce de vente de cette voiture, à la fois vintage mais pas trop. C’est la version break de la Pacer, pas celle de Coluche dans L’Aile ou la cuisse. Je m’étais dit, avec la radio cassette, l’antenne, elle pense peut-être qu’elle peut communiquer avec eux. Et puis dans son invention, elle va un petit peu trop loin. Par exemple, dans la scène de la discothèque. Quand ils se sont rencontrés, on ne pouvait déjà pas fumer dans ces lieux. Elle remonte presque jusque dans les années 70. D’où la référence aux Gens de la pluie de Coppola – le seul film que j’ai montré au directeur de la photographie, Christophe Beaucarne.
Vous utilisez beaucoup la musique, elle semble ordonner le montage à travers les différentes strates du récit ? Et particulièrement beaucoup de piano.
C’était dans la pièce de Galéa.
Il y avait déjà beaucoup de piano dans Le Stade de Wimbledon…
Oui c’est vrai, Grégoire Hetzel avait repris China Gates de John Adams. Comme on n’avait pas les droits, Adams nous avait autorisés à simplement changer les harmonies. Le piano est un territoire où les folies parentales disjonctent gravement, cet instrument cristallise des délires de projection assez forts. Et puis, je voulais faire un mélo sans violon, je ne voulais pas du tout filmer un chemin de croix. Il y a aussi que je vis avec une musicienne depuis 6 ans, cheffe d’orchestre et soprano. Elle m’a fait découvrir plein de choses. J’ai découvert la pièce de Messiaen à l’enterrement de Reinbert de Leeuw, le maître de Barbara Hannigan. C’est lui qui joue le morceau dans le film.
Je viens d’une génération pour qui l’émotion c’était TF1 et donc il fallait faire des trucs un peu intello. On était une génération spéciale dans les années 90.
La phase de montage a dû être particulièrement importante. Diriez-vous que l’art du cinéma qui se rapproche le plus de l’écriture littéraire ?
J’imagine que l’écriture littéraire, c’est un pur enfer, on part de rien. Au moins au montage, tu as tourné des trucs, mais tu n’as que ça. C’est un jeu de structure extrêmement sensuel, les idées deviennent physiques. Je me souviens de la scène des crêpes où Marc est avec les enfants. Vicky était dans une pièce à côté avec un micro et Arieh avait une oreillette. C’est une scène de séduction. C’est par la suite, en retournant dans la maison, qu’on a eu l’idée de rajouter sa voix sur le pré-montage. On a vécu un moment extraordinaire. C’est dans cette écriture qu’était le mélo.
Jusqu’à présent, vous avez toujours eu une forme de retenue par rapport à l’émotion. Ici les digues cèdent.
C’est vrai. Je viens d’une génération pour qui l’émotion c’était TF1 et donc il fallait faire des trucs un peu intello. On était une génération spéciale dans les années 90. On a fait beaucoup de progrès avec l’âge. Et puis Vicky a porté ça.
Vous filmez les objets avec beaucoup de délicatesse…
Oui, et ce texte en particulier, dès la lecture, m’a donné envie de faire la liste de tous les objets.
Il y a un objet en particulier, aussi un outil de travail, qui donne lieu à une scène poignante, c’est le laser de l’agent immobilier. Est-ce que c’est le genre d’idée qu’on trouve au tournage ?
Ce truc m’a toujours effrayé. Lorsqu’on quitte une maison. J’avais demandé à l’accessoiriste de prévoir cet objet. Après ce sont des histoires de rythme. Elle rentre dans la maison, je m’attarde un peu sur elle et paf, il sort le laser et on comprend qu’elle vend. J’ai tellement peur d’ennuyer que je bourre le plan. J’ai une grande admiration pour les cinéastes de la durée ! Je n’y arrive pas, je procède par segments.
J’essaie quand même d’être un peu godardien et d’attraper quelque chose de l’époque.
On retrouve Aurélia Petit, à nouveau ans un rôle de pompiste après Tournée…
Au départ, je voulais que Clarisse rencontre quelqu’un, j’en avais marre de la voir toujours toute seule. Et j’aimais bien cette pompe service à la sortie de Luchon. J’invente la scène le samedi, on devait tourner le lundi. J’appelle Aurélia : « j’ai une scène dans une station-service, il n’y a que toi ! » Miracle, elle était libre.
J’ai failli aller plus loin, je m’étais dit que j’allais jouer dedans et que Joachim faisait une apparition… Mais ça aurait été de l’auto-citation pénible.
L’absence du tiret dans le titre est volontaire ?
Oui, chaque mot crie séparément. Un spectateur de Niort m’a parlé d’un trait de désunion, c’est joli. Pour la petite histoire, un jour un régisseur est allé chercher quelqu’un à la gare avec une pancarte Serre moi fort. Des gens ont pris ça pour une invitation de free hugs.
Pourquoi ce titre ?
Ça vient d’une chanson d’Etienne Daho, La Nage indienne. Les textes de Daho sont beaucoup plus complexes qu’on ne le pense. À la fin, le texte devient «serre moins fort, si ton cœur se fait plus léger, je pourrais nous sauver ». Pendant très longtemps, je n’arrivais pas à choisir entre Serre moi fort et Serre moins fort.
Le prochain film sera une comédie ?
En tout cas, c’est le genre que j’admire le plus. Le problème est que ça fait 3 ans que je suis obsédé par L’Homme sans qualités. C’est pour ça qu’elle s’appelle Clarisse, un personnage qui frôle un peu la folie et à un moment, s’en va.
Donc Stendhal, c’est fini ?
Oui, ça n’a pas résisté à côté de Musil. J’essaye quand même d’être un peu godardien et d’attraper quelque chose de l’époque.