MATTHIEU LACLAU | Interview
Mercredi 12 août sort dans les salles françaises le premier film de Bai Xue, jeune réalisatrice chinoise, The Crossing. Le monteur du film est français, il se nomme Matthieu Laclau, et se trouve être devenu – en l’espace d’une décennie – l’un des techniciens les plus recherchés en Extrême-Orient. On lui doit notamment le montage de tous les films de Jia Zhangke depuis A touch of Sin, ainsi que celui de Le lac aux oies sauvages de Diao Yi’nan. Enthousiasmé par la sortie de The Crossing qu’il a monté il y a déjà deux ans, il a accepté de répondre à nos questions sur le film, mais également sur son expérience d’expatrié dans une des zones géographiques les plus dynamiques du cinéma contemporain.
Vous êtes devenu une référence dans le montage en Asie depuis une décennie, et vous résidez à l’heure actuelle à Taipei, comment vous est venue cette envie d’expatriation ?
Matthieu Laclau Quand j’étais étudiant à l’université Paris 3, nous avons découvert avec émerveillement les premiers films de Jia Zhangke. En 2006, nous sommes allés à Pékin pour tourner un documentaire sur Jia Zhangke. Nous étions quatre : Damien Ounouri (le réalisateur), Liliana Diaz (photographe), Li Danfeng (ingénieur du son, étudiant chinois faisant ses études à Paris) et moi (caméraman).
Ce fut une expérience mémorable, l’équipe de Jia nous a accueillis très chaleureusement. Ils étaient heureux de voir cette bande de jeunes venir de si loin pour les rencontrer ! Surtout, ils ont vu qu’on connaissait leurs films par cœur et que nous étions de vrais admirateurs de leur cinéma.
Le documentaire tourné, nous sommes revenus en France pour terminer notre master. En 2007, Danfeng est rentré à Pékin et il a tout de suite trouvé du travail en monteur son. N’ayant pas eu d’opportunité à Paris, je l’ai rejoint en 2008. J’ai pu commencer à tourner des « making of » de long-métrage (j’en ai filmé trois).
L’un de ces trois films était Hello, Mr Tree réalisé par Han Jie et produit par Jia Zhangke. Plusieurs mois après le tournage, Han Jie m’a montré le film et m’a demandé des conseils. Ce que je lui ai dit lui a plu et il m’a laissé la salle de montage pour deux semaines. Il m’a dit : “tu as carte blanche” !
J’ai donc monté une nouvelle version : j’ai changé la structure, remonté ou modifié presque toutes les scènes et j’ai rajouté une voix off. Au bout de deux semaines, Jia et Han Jie ont beaucoup aimé ma version. Tout ne leur plaisait pas, mais ils ont surtout vu que j’avais beaucoup de nouvelles idées.
Alors qu’ils étaient en panne d’inspiration, cela leur a redonné de l’espoir. Nous avons travaillé un mois ensemble et c’est ainsi que je suis devenu monteur, pour la première fois. C’était il y a dix ans. Je ne me suis pas expatrié par attirance pour la Chine : ce fut plutôt un concours de circonstances et d’opportunités qui se sont présentées à moi et que j’ai su saisir. En France, je pense qu’aucun réalisateur n’aurait donné une telle chance à un jeune diplômé en théorie du cinéma.
Deux jours plus tard, vers 3 heures du matin, la productrice de Diao Yinan m’appelle : nous sommes en compétition. Cinq minutes plus tard, Midi Z, le réalisateur de Nina Wu (que j’avais monté) m’appelle : nous sommes à Un Certain Regard.
Comment devient-on le monteur attitré de grands réalisateurs comme Jia Zhangke ou Diao Yinan ?
En janvier 2013, Jia Zhangke vient de terminer le tournage de A Touch Of Sin. Il avait prévu de monter le film avec l’un de ses premiers assistant-réalisateurs : Axiao. Mais le nouvel an chinois approchait et Axiao était épuisé par trois mois de tournage. Il avait besoin de vacances. Jia voulant présenté le film à Cannes, il ne pouvait pas perdre ces deux semaines. Han Jie a alors conseillé à Jia de monter le film avec moi. Jia avait peur que je ne comprenne pas les aspects culturels de son film. Han Jie lui a répondu : « Matthieu comprend le cinéma et il connaît tes films par cœur. Et je pense qu’il n’a pas besoin de prendre des vacances pendant le nouvel an chinois ». Le producteur de Jia m’a ainsi appelé et j’ai commencé à travailler dés le lendemain. Au départ, je devais monter pendant seulement deux semaines avec Jia. Mais cela s’est tellement bien passé entre nous que je suis devenu le monteur du film. Et nous avons continué à travailler ensemble sur Au-delà des montagnes, Les Éternels ainsi que cinq films de jeunes réalisateurs dont il est le producteur.
Sur le tournage de Les Éternels, j’ai rencontré Diao Yinan, qui jouait un des rôles du film. Nous avons discuté de cinéma pendant deux heures. Cela ressemblait à une séance d’entretien déguisé : il préparait son nouveau film Le Lac aux Oies Sauvages. Je me souviens qu’il avait beaucoup parlé de Dreyer, dont je n’avais vu qu’un ou deux films. Je m’étais heureusement rattrapé sur Bresson et Melville que je connaissais par cœur.
Il a finalement décidé de travailler avec Kong Jinglei, la monteuse de presque tous les films de Jia jusqu’à 24 City. C’était aussi la monteuse de son deuxième film : Train de nuit. En février 2019, je lui envoie un message pour lui souhaiter de bonnes fêtes du nouvel an chinois. Je savais qu’il était en plein montage et j’étais impatient de voir son film. Il me renvoie ses vœux, puis, silence…
Un mois plus tard, le 9 mars, il me demande de regarder son film. Il venait de boucler le montage, mais les premiers retours d’Alexandre Mallet-Guy, son producteur français, sont très négatifs. Il pense que le film ne peut pas être présenté à Cannes, le montage étant loin d’être abouti.
Après l’avoir vu, j’ai écrit une longue liste de commentaires de montage (il y en avait une soixantaine). Puis, après avoir eu plusieurs coups de téléphone avec Diao Yinan, Alexandre et Shenyang (la productrice chinoise), je me retrouve dans un avion pour Shanghai. Par chance, je suis arrivé à Shanghai dix heures avant Diao Yinan. J’ai ainsi pu commencer à travailler tout seul. Le montage de la scène d’ouverture était assez abrupt et je me suis vite rendu compte qu’un long plan séquence avait été coupé en petits morceaux. J’ai donc remis le plan séquence en entier.
Quand Diao Yinan est arrivé, il était un peu stressé de me rencontrer. Sa monteuse ne savait pas que j’étais là pour travailler avec lui et Diao ne savait pas non plus si cela se passerait bien entre lui et moi, d’autant qu’on n’avait qu’une semaine pour remonter le film.
J’ai su a posteriori que Marie-Pierre Duhammel (traductrice, critique, professeur de montage à la femis), avec qui je collabore sur beaucoup de films chinois, m’a fortement recommandé auprès des producteurs du film. Je l’en remercie !
Dès que Diao Yinan a vu que mes premiers essais de montage, il a remarqué que j’avais remis le plan séquence de la scène d’ouverture. Il était surexcité et ses inquiétudes ont tout de suite disparu : il s’était en effet battu avec sa monteuse pendant plusieurs semaines (elle ne voulait pas garder le plan-séquence, trop lent à son goût), avant de se faire une raison et d’abandonner la bagarre. Elle avait ses raisons et elle a travaillé pendant cinq mois avec Diao Yinan, ce qui constitue la partie la plus laborieuse et indispensable du montage. C’est bien normal d’avoir des désaccords avec son réalisateur et plus on monte, plus on se désensibilise et plus on oublie ce qui est important et ce qu’on aime dans les rushs.
Arrivé à Shanghai, j’avais l’avantage de la fraîcheur du regard et c’est ainsi que j’ai pu être utile au film. Après dix jours de montage acharné (nous avons travaillé 15 heures par jour), nous avons pu soumettre le film à Cannes. Les retours n’ont pas été très positifs : nous avions une chance pour Un Certain Regard, mais c’était pas gagné d’avance (on visait la compétition). Rappelé en urgence, je débarque à Pékin pour retravailler le montage avec Diao Yinan. Après une semaine de folie, nous présentons une nouvelle version à Cannes.
Deux jours plus tard, vers 3 heures du matin, la productrice de Diao Yinan m’appelle : nous sommes en compétition. Cinq minutes plus tard, Midi Z, le réalisateur de Nina Wu (que j’avais monté) m’appelle : nous sommes à Un Certain Regard. Le lendemain, nous regardons la conférence de presse de Cannes dans la salle de montage. Champagne ! Diao Yinan est lessivé, moi aussi. À Cannes, les acteurs du film (Hu Ge, Geri Lunmei et Liao Fan) m’ont accueilli en héros. Ils m’ont tous dit que Diao Yinan leur avait expliqué qu’on ne serait jamais venus à Cannes sans moi. C’est rare et cela m’a touché.
Quel type de relation de travail avez-vous avec eux ? On dit souvent qu’un film naît au montage, sont-ils très présents dans le processus, ou fonctionnez-vous plus en liberté pendant cette longue période ?
Je fonctionne en semi-liberté ! Je commence à monter dès le premier jour du tournage, si bien que je peux faire mes essais et j’apprends à connaître le film, l’histoire et les personnages. L’avantage, c’est que pendant le tournage, le réalisateur est trop occupé pour penser à moi. Surtout, je lui un fais un bref retour sur les rushs tous les jours. Cela le rassure s’ils sont bons et s’il y a un problème, il peut éventuellement retourner ou éviter de reproduire la même erreur. Certains réalisateurs regardent mes montages au jour le jour, d’autres de façon plus épisodique. Grâce à cette méthode, je peux en général finir ma première version du film dans les deux semaines après la fin du tournage.
À partir de là, tout est permis. Soit je travaille directement avec le réalisateur sur une deuxième version, soit je continue tout seul après avoir écouté ses commentaires. D’autres fois, le réalisateur préfère monter sa première version de son côté et on se retrouve alors plus tard.
Pendant le processus, je communique beaucoup avec le réalisateur, soit dans la salle de montage, soit en lui écrivant de longues lettres pour partager avec lui mes analyses. Écrire est une façon plus posée de communiquer et cela me permet aussi de mettre au clair mes propres idées. Au bout d’une longue période de montage, on a tendance à se désensibiliser si bien que j’accorde beaucoup d’importance aux commentaires de ceux qui viennent voir le film. Il y a toujours des bonnes choses à prendre et cela permet de relancer notre façon de penser le film, d’inspecter le film sous un nouvel angle et mieux le comprendre.
The Crossing sort en France deux ans après son achèvement, est-ce une surprise de le voir émerger aujourd’hui dans les salles de l’hexagone ?
C’est un peu une surprise en effet, je ne pensais plus souvent à The Crossing, même si on m’en a beaucoup parlé quand il est sorti en Chine. Il a eu un certain succès dans le milieu du cinéma chinois et mes amis ont été surpris par mon montage, plus vif et plus ostentatoire que dans mes films précédents.
On me demande souvent comment j’ai eu l’idée des arrêts sur image (cela revient trois fois dans le film). C’est en fait un léger hommage à Chungking Express de Wong Karwai et en particulier de la scène d’ouverture tournée à 5 images par seconde. Mais c’était surtout une façon de régler un problème. Dans l’une des scènes où Peipei passe la douane, un garçon poursuivi par la police lui donne un sac noir en plastique contenant des iPhones de contrebande. Dans les rushs, on ne voyait pas bien ce qui se passait, ce qui était très problématique : c’est en effet un moment clé durant lequel le destin de Peipei bascule. En faisant un arrêt sur image, je réglais un problème narratif et dans le même temps, ça avait du style ! Et tant qu’à faire, j’ai décidé de rajouter des arrêts sur image à deux autres moments clés du film, de telle sorte que c’est devenu une signature stylistique.
Le titre chinois est finalement devenu 过春天, ce qui veut dire « traverser le printemps »
Le film traite d’un sujet fortement lié au contexte de Hong Kong et son statut de province spéciale depuis 1997 et la rétrocession à la Chine. Le sentiment très fort de territorialité et de frontière était-il quelque chose que la réalisatrice Bei Xue voulait voir apparaitre dans la version finale ?
Oui, c’est vraiment le sujet du film. Le titre original en chinois était 分频器, ce qui veut dire la ligne de démarcation : on pouvait aussi comprendre qu’il s’agissait de la ligne rouge que Peipei allait franchir en faisant de la contrebande. Le titre chinois est finalement devenu 过春天, ce qui veut dire « traverser le printemps ». C’est à la fois l’expression utilisée par les contrebandiers qui passent la douane entre Hong Kong et Shenzhen, les poches remplies d’iPhones. Et le printemps en chinois, c’est aussi l’adolescence, le film racontant le passage à l’âge adulte de Peipei.
Pour marquer cette différence entre les deux espaces, Bai Xue et son chef opérateur ont choisi de filmer Shenzhen en plan fixe et Hong Kong avec une caméra à l’épaule très vive et dynamique. Au montage, on a accentué cette différence de style avec des jump-cut à Hong Kong et des plans plus longs à Shenzhen.
C’est également un premier film, d’une jeune réalisatrice. En tant que monteur est-ce une expérience à part de donner vie à ce type de projet forcement particulier ?
Je travaille régulièrement avec des jeunes réalisateurs et j’y trouve beaucoup de satisfaction. Bai Xue a en réalité le même âge que moi, nous sommes de la même génération et nous ferons sans doute beaucoup de films ensemble.
Je pense que The Crossing ne pourrait pas passer la censure chinoise aujourd’hui, le sujet étant trop sensible.
Depuis juin 2020 Hong Kong a presque totalement perdu de fait toutes ses spécificités héritées de la colonisation britannique. Qu’est ce que cela change pour l’industrie cinématographique ? Un film comme The Crossing aurait-il pu seulement se faire dans ce nouveau contexte ?
Je pense que mes collègues de Hong Kong auront moins d’opportunités de travailler sur les films chinois. C’est bien triste, parce que leur expérience et professionnalisme peuvent beaucoup apporter aux réalisateurs de Chine continentale. Le chef-décorateur de The Crossing est de Hong Kong et son apport sur le film (pour les décors et les costumes) fut considérable. Malheureusement, pour les boites de production chinoises, embaucher un chef de poste ou un acteur de Hong Kong est devenu une prise de risque.
Je pense que The Crossing ne pourrait pas passer la censure chinoise aujourd’hui, le sujet étant trop sensible.
Quel est le climat actuel en période de pandémie mondiale pour le cinéma d’extrême Orient ?
C’est difficile à dire, n’ayant pas pu aller à Pékin ces derniers mois à cause de la pandémie. Mes informations sont limitées. Les cinémas chinois ont réouvert il y a peu, espérons que cela puisse durer et que le public revienne dans les salles. Si jamais elles devaient refermer à cause d’une nouvelle épidémie cet hiver, j’ai bien peur que beaucoup d’entre elles soient obligées de fermer, ce qui serait dramatique pour le cinéma.
Depuis avril, quelques tournages ont repris et la production devrait s’accélérer à l’automne.
Quels sont vos prochains projets et vos envies de travail pour l’avenir ?
Je viens de terminer plusieurs films, notamment The Best Is Yet to Come réalisé par Wang Jing. Il vient d’être sélectionné à Venise et Toronto. C’est un film exaltant sur le journalisme d’investigation en Chine en 2004, juste après l’épidémie du SRAS et il traite d’un réseau de faux-tests sanguins. Wang Jing, camarade de classe de Bai Xue, est aussi le cousin de Han Jie. Je l’ai connu sur le tournage de Hello, Mr Tree, sur lequel il travaillait en tant que deuxième assistant réalisateur, puis il a été le premier assistant de Jia depuis A Touch Of Sin. C’est son premier film en tant que réalisateur et Jia est son producteur. Le monde est petit !
Étant à Taipei et lui à Pékin, nous avons été obligés de monter le film à distance. Grâce à un logiciel similaire à Skype, nous avons pu travailler 8 heures par jour pendant trois mois, presque comme si nous étions dans la même salle. Et pour finir, je suis en train de monter un film noir produit par Diao Yinan : Moses on the plain réalisé par Zhang Ji.
Un grand merci à Matthieu Laclau pour sa disponibilité, ainsi que pour les photos qu’il nous a permis d’utiliser pour illustrer cet entretien.
Copyright photos Matthieu Laclau et Luxartists.net