MICHEL CIMENT | Interview
Paris 9e, décembre 2021. Quiconque aime le cinéma a sans doute déjà entendu au moins une fois le nom de Michel Ciment. Critique et enseignant, historien du cinéma, auteur de nombreux ouvrages de référence (sur Kubrick, Rosi, Boorman, Kazan, Losey…), producteur et animateur de radio (Le Masque et la plume, Projection privée), Michel Ciment est considéré aujourd’hui comme le pape de la critique cinématographique en France, et sa renommée dépasse nos frontières. Connu et admiré par les cinéastes – nombre de ses ouvrages ont été traduits en anglais – il a parfois contribué à les faire connaître en les soutenant dès leur premier film (James Gray, Steven Soderbergh, Jane Campion). Avec une carrière qui commence au début des années 60, il a eu la chance d’assister à la disparition progressive du grand cinéma classique et de pouvoir rencontrer et étudier les grands maîtres, tout en assistant en direct à l’éclosion d’un nouveau cinéma. Comme le dit Thierry Frémaux dans un documentaire* consacré au directeur de la publication de Positif, « les cinéastes ont besoin de gens qui les aiment », et ils ont certainement trouvé en Michel Ciment un admirateur fervent, à la passion contagieuse, capable de « montrer à un cinéaste des choses qu’il n’a pas vu dans son propre film », comme dit de lui Gilles Jacob*. Mais si Ciment est un grand admirateur, il sait aussi s’indigner quand il perçoit de l’injustice, et n’a jamais peur de dire tout haut ce que d’autres pensent tout bas. Âgé de 83 ans, il a bien voulu nous recevoir pour un entretien à bâtons rompus dans lequel il se livre avec toute la sincérité, la passion et la verve qui le caractérisent.
Quel est votre premier souvenir de cinéma ?
Michel Ciment : C’est très vague. C’était pendant la guerre. Je suis né en 1938. Vers 1943, mes parents se sont réfugiés en Normandie, mon père était juif, il était menacé de rafle évidemment. J’allais au cinéma voir des films d’aventure, des westerns, des comédies musicales. J’ai fréquenté les cinémas populaires. Je suis rentré à Paris en 1945 avec mes parents, j’avais 7 ans. J’habitais déjà dans le 9e, je voyais les films populaires américains sans savoir qui étaient les auteurs, et les films français : Gérard Philipe, Jean Gabin… La deuxième étape, c’est quand j’ai eu 14 ans, j’ai commencé à m’intéresser aux auteurs. J’ai été marqué par des films particuliers : j’ai découvert Fellini, Antonioni, Bresson, un peu Bergman, Ophüls, les films d’auteurs qui émergeaient dans les années 50, tout en allant voir le cinéma français de qualité que Truffaut allait démolir. J’ai commencé à lire les Cahiers du cinéma et Positif vers 1956 à 18 ans.
Puis, la troisième étape, après le lycée Condorcet, j’ai fait une hypokhâgne à Louis-Le-Grand, c’était très select, et j’ai eu Deleuze comme professeur de philo neuf heures par semaine. Il était très cinéphile, on allait déjeuner ensemble pour parler de cinéma. J’ai fréquenté beaucoup la Cinémathèque, qui était à côté, pour voir les films muet, que je ne connaissais pas beaucoup : Stroheim, Eisenstein, Keaton, Dreyer… C’était la découverte du langage pur du cinéma.
Vous aviez aussi une passion pour l’histoire.
J’étais visiteur, et je donnais des cours de français, et je suivais des cours aussi. J’y ai fondé un ciné-club, à l’époque il n’y avait quasiment rien en termes d’études de cinéma. J’ai montré des films de Bresson, d’Eisenstein, je me suis fait attaquer par l’extrême droite américaine qui ne voulait pas montrer de films soviétiques ! J’écrivais aussi dans un magazine. Puis, j’ai terminé ma licence en France, et je suis devenu enseignant. C’est alors que j’ai envoyé un article à Positif en 1963.
C’est comme ça que vous avez appris l’anglais.
L’enseignement en Amérique est très différent. En France, personne ne lisait Dostoïevski au lycée à moins de faire du russe. Tandis qu’aux États-Unis, on lisait Freud par exemple. On y lisait les grands classiques en traduction. À la fac, j’ai écrit pour une revue appelée CinémaTexte qui était dirigée par François Porcile, un grand spécialiste de musique. Puis, je me suis jeté à l’eau pour défendre Le Procès d’Orson Welles, qui était très attaqué par la presse, et j’ai envoyé un long texte à Positif. Il a été publié et je suis entré au comité de rédaction en 1966. J’ai choisi Positif car j’étais de gauche, et proche dans mes idées du Surréalisme qui avait marqué ma jeunesse. Plusieurs membres du groupe surréaliste étaient dans la rédaction. Les Cahiers était plutôt à droite, voire d’extrême droite.
Plus tard vous êtes devenu maître de conférence en civilisation américaine.
D’abord assistant, puis maitre-assistant, puis maître de conférence. A partir de 1968, je suis entré à l’université pour enseigner le cinéma et la civilisation américaine. D’abord à Vincennes, puis à Charles V, où je suis resté trente ans. Je n’ai jamais été prof, je suis resté maître de conférence pour garder ma liberté d’avoir d’autres activités.
Quel genre d’enseignant en cinéma étiez-vous ?
J’organisais des projections sur grand écran à Jussieu, il y avait aussi des lectures. Je crois que j’étais assez populaire, c’était très vivant et enrichissant pour moi aussi.
J’ai lu votre livre, Une vie de cinéma*, et j’apprécie comme vous les cinéastes que vous avez défendus.
J’ai publié depuis un livre sur les Dardenne, et un livre sur Andreï Kontchalovski qui me tient beaucoup à cœur. C’est un cinéaste qui m’a beaucoup marqué. Les gens se rendent compte aujourd’hui que c’est un cinéaste très important.
Quels sont les cinéastes qui vous ont le plus marqué ?
Au départ, j’ai fait des livres sur les cinéastes sur lesquels il n’y avait rien. Ça ne m’intéressait pas de faire le 72e livre sur Hitchcock ou sur Renoir. Je voulais faire le premier ou le second livre sur des cinéastes. Sur Kazan, il n’y avait qu’un livre en France. Et quasiment rien sur Losey, Rosi, Kubrick, Schatzberg, Jane Campion… Ce qui m’intéressait au départ était de réparer une injustice. Kubrick en 1980, on ne voyait pas les rapports entre ses films. C’était un défi pour moi de montrer qu’il y avait, au contraire, une continuité. Dans la préface de mon livre sur Kontchalovski, j’ai cité un philosophe anglais d’origine russe, Isaac Berlin, un juif russe qui a vécu en Angleterre, un philosophe exceptionnel, très critique sur le monde occidental, qui fait une distinction en citant un auteur de l’antiquité qui distinguait deux types d’artistes : les renards et les hérissons. Les hérissons sont des gens qui suivent une ligne fixe, qui font toujours un peu la même œuvre même si ce sont de grands artistes (il citait par exemple Poussin, Cézanne), et les autres les renards, qui changent tout le temps, qui sont indiscernables. Dostoïevski est un hérisson, mais Tolstoï est plutôt un renard. J’ai appliqué ça au cinéma. Les hérissons ce sont Bresson, Pialat, Godard… et les renards, ce sont Kubrick, Boorman, Kontchalovski, qui changent tout le temps de registre. J’admire beaucoup les hérissons, mais j’ai plus envie de m’intéresser aux renards, car ils sont plus difficiles à cerner. Les critiques aiment beaucoup les hérissons, c’est plus pratique, on répète les mêmes choses pour tous les films.
À l’inverse, y a-t-il des cinéastes que vous n’avez pas pu interviewer, Kurosawa par exemple ?
Non, j’ai choisi des cinéastes dont je connaissais très bien la culture, des Italiens comme Rosi, des Anglais comme Boorman, des Américains comme Kubrick, des Belges, les Dardenne. J’ai failli faire un livre et un film sur Huston deux ans avant sa mort, il était d’accord, mais ça n’a pas pu se faire. En dehors de ça, il y a des gens que j’adore comme Fellini ou Buñuel, mais Buñuel n’aimait pas les entretiens, et sur Fellini, il y a trente ou quarante livres, je le connaissais bien, je l’ai interviewé à plusieurs reprises et on s’entendait bien.
Vous n’avez pas interviewé Antonioni ?
Non, comme Italien, j’ai fait uniquement Rosi. Antonioni, je l’admirais, mais il n’était pas tellement loquace. Il y a des Anglais que j’aurais aimé interviewer, par exemple Stephen Frears, qui est aussi un renard, Mike Leigh, qui est un hérisson, ou Ken Loach, un hérisson aussi. J’aime beaucoup les trois, mais Frears m’intriguait davantage, il avait cette capacité de faire des films en costumes, des films politiques…
Je vous écoute régulièrement dans Le Masque et la plume sur France Inter, et je trouve que vous êtes un des seuls critiques à avoir une approche d’historien, à comparer les films avec ceux des grands auteurs du passé. Pour moi, l’histoire de l’art a besoin de se renouveler régulièrement, et je trouve qu’aujourd’hui, on est un peu toujours dans le ressassement des mêmes formes, à part quelques exceptions. Est-ce d’après vous lié au contexte économique du cinéma ?
Il y a un premier phénomène, c’est l’amnésie. Je n’enseigne plus à l’université, mais tous mes collègues me le disent, leurs étudiants n’ont pas vu un film de Renoir, pas vu un film de Mizoguchi. Déjà pour un futur critique, cette absence de mémoire est rédhibitoire. La raison pour laquelle j’ai découvert tous ces metteurs en scène, que j’ai défendus comme Positif dès leurs premiers films – Bellocchio avec Les Poings dans les poches, Jane Campion avec Sweetie – c’est parce que je me suis dit : « Je n’ai jamais vu ça. » Il y avait un regard nouveau sur le cinéma. Par exemple, j’ai vu Onoda, 10 000 nuits dans la jungle, pour moi le plus beau film français de l’année, qui est mal tombé en plein milieu de la pandémie, c’est un film exceptionnel. C’est cette connaissance du cinéma que j’ai qui me permet de dire dans certains cas que je ne suis pas épaté. Quand on me dit que L’Événement est un film génial, je vois une tranche de vie naturaliste tout à fait correcte, je ne dis pas que c’est un mauvais film, mais il n’apporte strictement rien de nouveau ni au langage cinématographique, ni au traitement du sujet, ni à rien. Sauf que c’est fait par une femme et que ça parle de l’avortement. Le sujet l’emporte sur la forme.
Donc, il y a cette amnésie, mais aussi peut-être une absence de formation. Et il y a aussi la banalisation, la médiatisation qui fait qu’à peu près tout le monde pense la même chose sur les films. Il n’y a pas les querelles qu’il y a eu à une époque. La seule querelle qui persiste, c’est celle de ce groupe de journaux, qui sont de moins en moins lus, Les Inrocks-Libération-Les Cahiers, qui sont de plus en plus intolérants et qui décident de ce qui est bon et de ce qui n’est pas bon, avec des groupuscules qui défendent des films systématiquement. Par exemple, ils n’apprécient pas le film de Xavier Giannoli, Illusions perdues, qui a subi un tir de barrage sous prétexte qu’il s’attaque à la presse. Truffaut s’attaquait à la presse, il attaquait des cinéastes tout le temps, Godard aussi, Balzac lui-même. C’est du poujadisme de dire : « On s’attaque à nous, ils n’ont pas le droit. » C’est ce que j’ai dit au Masque et la plume. Fellini, Kubrick, Godard, Resnais, tous ces gens-là ont été attaqués à un moment ou un autre de leur vie, tandis qu’un cinéaste comme Apichatpong Weerasethakul, depuis son premier film, a toujours fait l’unanimité d’une certaine presse.
Très souvent dans la presse aujourd’hui, la grande presse, on raconte le scénario.
Revenons au rôle du critique de cinéma. Dans les années 60-70, on parlait d’esthétisme, de courants de pensée. Aujourd’hui, nous sommes plus dans une forme de buzz, ou à la limite de transmission. Est-ce une forme de régression ? Qu’en est-il des livres sur le cinéma ?
Ils ne se vendent pas même s’il y a une production assez importante et de qualité. Ils ne sont pas lus, sinon on vendrait davantage. Les querelles des années 60 étaient des querelles esthétiques. Très souvent dans la presse aujourd’hui, la grande presse, on raconte le scénario. J’ai lu une démolition dans Le Monde du dernier film de Jane Campion dans laquelle la journaliste raconte le roman mais ne dit rien du cinéma. La plupart du temps, dans les journaux, on ne sait pas si le film est surexposé ou sous-exposé, s’il y a des travellings, s’il y a 12 000 plans ou 80 plans, s’il y a des plans-séquences, on ne sait rien physiquement du film. Donc on s’intéresse au scénario, et maintenant c’est encore pire, c’est le sujet. L’avortement au début des années 60 pour une femme c‘était horrible, donc le sujet mérite le Lion d’or, plus que Jane Campion qui fait un western. On a déjà vu des westerns, mais une femme qui fait une film sur l’avortement.. Évidemment, ils ont oublié qu’il y avait Cristian Mungiu qui avait eu la Palme d’or en 2007 pour un film formidable [4 mois, 3 semaines, 2 jours, NDLR ], et on dit que L’Événement est un film exceptionnel, c’est complètement faux. C’est évident que c’est un film de talent, mais pas plus, ce n’est pas un des dix films de l’année, et ce n’était certainement pas le meilleur film à Venise.
Le Monde a été l’un des seuls à ne pas aimer The Power of the dog. Jane Campion y montre un homme qui est misogyne, homophobe et raciste. Elle traite son personnage avec une sympathie d’autrice, comme Shakespeare avec Macbeth. Il n’y a pas un plan dans ce film qui est raté. C’est un film d’une pureté absolue. La critique du Monde dit que c’est un western prévisible, mais je n’ai pas vu beaucoup de westerns comme ça ! Dans Positif, j’ai dit que Le Monde avait déjà attaqué à leur époque 2001, l’Odyssée de l’espace et Monsieur Klein, dans trente ans ils réviseront leur tir !
Sur Facebook, quelqu’un dans mon entourage mentionnait il y a deux jours la mort du cinéma, une litanie que vous avez dû entendre des dizaines de fois. Récemment, dans Libération, un distributeur était assez inquiet pour la situation du cinéma d’auteur. Les habitudes de visionnage ont évolué et ont été accélérées par la pandémie. Comment remédier à ça ?
Il y a un très bon livre de Laurent Veray qui vient de sortir, un album sur une exposition à Bordeaux consacrée aux salles de cinéma au début du 20e siècle. C’est intéressant de publier ça aujourd’hui, car c’est à l’opposé de notre époque. La salle est un lieu de communion, de réunion. La pandémie a accéléré plusieurs choses : les gens âgés, qui ont une culture cinématographique et qui allaient au cinéma, n’y vont plus par peur des transport en commun et de la Covid-19. Les autres générations ont pris l’habitude de regarder les plates-formes en continu, il y a une baisse de la culture cinéma, les revues se vendent moins, tout comme les livres de cinéma… Tout ça réuni fait que le cinéma d’auteur traverse une mauvaise passe. Je ne pense pas que le cinéma va mourir. D’abord, la France est un pays privilégié, unique au monde, nous avons 1 200 salles d’art et essai. En Italie, un Lion d’or ne sort parfois même pas dans les salles, alors que chez nous, la Palme d’or fait automatiquement 100 000, 200 000, voire un million d’entrées, ça dépend. Il va sans doute y avoir des aménagements de la réglementation. Si un film n’a pas de succès en salles, on va peut-être réduire la durée avant son passage à la télévision. C’est Serge Daney et Godard qui avaient annoncé la mort du cinéma. Daney mourait du Sida, et Godard ne faisait plus d’entrées, il a tourné le dos au public, et les gens n’allaient plus voir ses films.
Au fond, qu’est-ce qui distingue un grand cinéaste des autres ?
Ce qui est le plus difficile d’après moi, c’est d’atteindre tous les publics et de rester génial. J’estime que Shakespeare est le plus grand dramaturge parce que ses spectacles étaient vus par la reine d’Angleterre mais aussi par les pêcheurs, les agriculteurs, les philosophes… Kubrick, c’est la même chose. Faire penser le monde entier, quelle que soit la classe sociale, c’est extraordinaire, c’est ce que je trouve le plus admirable. Quand j’aime un ou une cinéaste qui n’est pas aimé(e) par ailleurs, ça me fait souffrir, je ne l’aime pas parce qu’il ou elle n’est pas aimé(e).
Quand les critiques disent : « Je ne parlerai pas des films Netflix car ce n’est pas du cinéma », c’est idiot, ce sont des films faits pour le cinéma, et ça veut dire que ces réalisateurs ont la double peine. Ils n’ont pas trouvé l’argent auprès des financiers, et ils ne trouvent pas d’écho dans la critique. On les boycotte car c’est Netflix.
Une des évolutions les plus marquantes de ces dernières années, c’est l’essor des séries télé. Les gens ne parlent plus que de ça. La création s’est reportée du cinéma à la télévision et ce format permet une plus grande amplitude narrative, ce qui donne le temps de développer les personnages. En regardez-vous ?
Quelques-unes, The Crown, The Sopranos… C’est sûr qu’à Hollywood la création s’est reportée sur les plates-formes. Netflix, qu’on peut critiquer, donne du travail à des gens qui ne trouvent pas d’argent pour faire leurs films. Excusez du peu : Scorsese, Fincher, Soderbergh, Campion, Mundruczó, les frères Coen, Frears… On peut déclarer la guerre à Netflix, c’est normal que le salles se défendent, mais c’est aussi la faute des gens qui n’aident pas les grands créateurs à tourner. Quand les critiques disent : « Je ne parlerai pas des films Netflix car ce n’est pas du cinéma », c’est idiot, ce sont des films faits pour le cinéma, et ça veut dire que ces réalisateurs ont la double peine. Ils n’ont pas trouvé l’argent auprès des financiers, et ils ne trouvent pas d’écho dans la critique. On les boycotte car c’est Netflix. Dans Positif, nous mettons le Jane Campion en couverture, on fera ça de temps en temps, on privilégie quand même les salles, mais quand un film est exceptionnel, on le met en avant. Vous allez bientôt voir The Tragedy of Macbeth de Joel Coen, qui est un chef-d’œuvre, peut-être une des meilleures adaptations de Shakespeare jamais faites, en noir et blanc, avec Bruno Delbonnel à la photo, nous faisons un entretien.
Ensuite, sur les séries, j’ai un jugement très catégorique. Les séries plaisent aux nostalgiques. Ceux qui aimaient les grands films romanesques des années 40, 50, 60, Joseph L. Mankiewicz, qui aiment le confort d’une histoire racontée de A à Z, avec des personnages, une trame narrative, etc., ça les réconforte en leur disant : ça c’est le cinéma. Moi je pense que le cinéma évolue. Si je me suis passionné pour des gens comme Losey, Kubrick, Resnais, c’est parce qu’ils ont fait évoluer le récit cinématographique. Or, je constate que les séries, dans leur ensemble, ne font pas avancer ce langage. Vous prenez les Sopranos, The Wire, c’est très bien, c’est mieux que 80 % des films, mais c’est moins bien que 10 % des films. Vous n’imaginez pas Citizen Kane en série, Orson Welles disant : « J’ai fait la première partie, je me désintéresse du reste, vous faites la suite. » Même Jane Campion, en faisant Top of the lake, elle a tourné trois épisodes, et elle a laissé un autre tourner la suite. Elle a écrit le scénario, elle a produit, mais personne ne peut dire ça c’est du Jane Campion, et là ça n’en est pas. Quand vous voyez dix minutes de L’Avventura, dix minutes de Hiroshima mon amour, dix minutes du Voyage des comédiens, vous ne vous dites pas ça. Les séries sont des films de scénaristes, de producteurs, de showrunners, pour moi ce n’est pas comparable, à part peut-être Twin Peaks, qui a été un échec total. Je refuse qu’on dise que les séries sont supérieures aux plus grands films de l’histoire du cinéma, c’est faux ! Le Cuirassé Potemkine en série !
D’autre part, 20 épisodes, 40 épisodes, c’est la répétition, pas du tout l’enrichissement. Dans Barry Lyndon, Kubrick dit tout ce qu’il a à dire en trois heures, pas besoin d’avoir une suite. Et puis, le succès des séries découle aussi de cette forme d’amnésie actuelle.
J’imagine que vous n’êtes pas fan des films Marvel.
Dans le numéro de novembre de Positif, nous avons fait un article sur les films Marvel, je vous encourage à le lire !
Parlez-nous d’Alain Resnais, vous avez déclaré que votre film préféré de lui c’est Muriel.
J’en ai beaucoup, ça dépend des jours. J’aime beaucoup aussi ses derniers films. Resnais est un renard, indiscernable. Les gens préfèrent Godard car ils ont écrit leur article à l’avance. J’ai défendu Resnais dès le début. J’ai fait un entretien avec lui au moment de La Guerre est finie. On se parlait au téléphone chaque semaine, on échangeait beaucoup sur les films, il en voyait beaucoup, il était lecteur fervent de Positif. C’était un homme merveilleux, d’une modestie totale. Resnais, c’était un peu le Kubrick de l’art et essai, un enfant qui cherchait tout le temps, qui voulait expérimenter en permanence, qui ne voulait pas faire deux fois la même chose. Avec un cinéma moins accessible que Kubrick, mais tout de même, On connaît la chanson au eu trois millions de spectateurs. C’était un pari fou !
La gauche, genre Libération, n’aime pas les films politiques de gauche. Ils n’aiment pas Ken Loach, n’aiment pas Stéphane Brizé, ni Francesco Rosi.
Parlez-nous un peu de cette fameuse querelle entre les Cahiers du cinéma et Positif.
Dans les années 50, les Cahiers du cinéma étaient un refuge d’extrême droite. Rohmer était Action française, royaliste, Truffaut était l’ami de Lucien Rebatet qui avait été condamné à mort pour collaboration, qui avait écrit « Les tribus juives du cinéma » pendant l’occupation, et qui a été mis en prison. Truffaut est venu le saluer à sa sortie et lui a fait visiter Paris en bateau-mouche ! Godard était très sympathisant avec l’extrême droite. Antoine de Baecque en parle dans son histoire des Cahiers. Chabrol était très ami avec Le Pen à la fac de droit, et a continué à le fréquenter très tard. Quant à Positif, c’étaient des Trotskystes, des surréalistes, des gens très à gauche, contre la guerre d’Algérie. Il y a eu une lutte idéologique qui recouvrait aussi une lutte anticléricale menée par Positif, les Cahiers étaient très spiritualistes. Cela a amené à des erreurs à Positif : par exemple la revue n’aimait pas Hitchcock parce que les Cahiers le considéraient comme un spiritualiste, Rossellini aussi. Rossellini-Dreyer-Bresson étaient honnis par Positif, ce qui est stupide, ce sont de grands metteurs en scène. Les Cahiers eux n’aimaient pas Buñuel, Huston, les gens qui étaient plutôt de gauche. C’était une opposition esthétique mais surtout idéologique.
Ensuite, il y a eu une période ou les revues n’ont pas été hostiles. Positif a aimé certains cinéastes de la Nouvelle vague mais pas Godard (que nous n’avons jamais apprécié). La grosse différence entre les deux revues, c’est que les Cahiers ont souvent changé de ligne éditoriale, alors que Positif a assuré une certaine continuité. Chez Positif, les générations s’additionnent. Il y a des anciens qui sont encore là, d’autres qui ont 50 ans, 40 ans, 30 ans, cela crée un dialogue entre les générations. Alors qu’aux Cahiers, il y a eu des renouvellements drastiques, une génération chassant l’autre. Il y a deux ans, la rédaction a encore entièrement changée. Positif bénéficie de cette fidélité à soi-même. En corrigeant les mauvais tirs. On dit du bien d’Hitchcock, de Dreyer, on ne reste pas fixés sur les choix des années 50, alors que les Cahiers poursuivent une certaine tradition.
Certains cinéastes politiques sont tombés dans l’oubli, comme Elio Petri…
Ou comme Francesco Rosi, c’est un génie, le plus grand cinéaste politique du XXe siècle, Salvatore Giuliano est un chef-d’œuvre, il a eu l’Ours d’argent à Berlin. A l’époque, tout le monde adorait Rosi. Maintenant, cette clique a pris le contrôle de la mémoire, du patrimoine, car l’avantage des Cahiers-Inrocks-Libé, c’est qu’ils parlent du passé du cinéma, les autres n’en parlent pas. Cette presse minoritaire a une qualité, c’est qu’ils connaissent le cinéma, ce sont de vrais cinéphiles, mais ils ont établi leur échelle des valeurs et ils l’imposent à la majorité qui ne se soucie pas de l’histoire du cinéma. Dans Positif, nous avons mis en couverture à l’époque La Bataille d’Alger de Pontecorvo, et nous avons évoqué Queimada, film magnifique sur l’esclavage.
Je ne peux résister à l’envie de vous interroger sur Kubrick même si je vous ai déjà entendu en parler à maintes reprises.
Je voulais lutter contre l’image d’un Kubrick misanthrope alors qu’il parlait avec le monde entier. Il y a un très beau livre qui vient de sortir chez Séguier de Michael Herr. Le chauffeur de Kubrick a aussi écrit un livre qui a été traduit en anglais, dans lequel il dit que Kubrick considérait mon livre comme le meilleur sur son œuvre, ce qui m’a fait très plaisir bien sûr [sur Emilio d’Alessandro, regardez le documentaire S is for Stanley dispo sur Netflix, NDLR]. Tous les gens qui l’ont bien connu savent que c’était quelqu’un qui n’était pas du tout misanthrope. Il travaillait énormément, il n’avait pas de temps à perdre, il remplissait ses journées par des lectures, des visionnages, des recherches, des conversations au téléphone avec des gens du monde entier qui pouvaient lui donner des renseignements, ce qui fait qu’il limitait ses interviews. Quand un de ses films sortait, il se disait, j’en fait deux en France, une en Espagne, etc. C’était un type qui avait une vie de famille, mais il ne voyageait pas, il recevait des invités à table… Pour les gens, quelqu’un qui ne veut pas monter les marches à Cannes, c’est un fou furieux, quelqu’un qui refuse la société du spectacle.
On entend toujours les mêmes critiques sur ses films, un cinéma froid, cérébral… Encore récemment au Masque et la plume, quelqu’un disait du mal de Kubrick.
Il y a toujours une minorité qui va dire des choses, mais Kubrick a gagné la guerre. En termes de cinéma, les jeunes connaissent au moins Kubrick et Hitchcock. Le reproche de froideur a souvent été utilisé contre certains metteurs en scène. Losey par exemple. The Servant, Accident sont des films distants, froids, mais c’est pour ça qu’ils tiennent le coup. Les metteurs en scène qui font appel aux tripes, aux sentiments les plus extérieurs, ça a vieilli terriblement. Les grands succès sentimentaux, comme Love Story, on ne les cite pas parmi les grands films. On dit plutôt Le Parrain, Taxi Driver. Même chez nous, si on prend un cinéaste qui vaut mieux que ce qu’on en dit, Claude Lelouch, Un homme et une femme n’est pas resté comme une grande Palme d’or, c’est sentimental, La Bonne année est un meilleur film. La froideur est aussi une façon de durer. Cette distance permet de ne pas être trompé par l’hémoglobine et les larmes.
Prenez par exemple le film de Jerry Schatzberg, Portrait d’une enfant déchue, un des meilleurs de Faye Dunaway, un film très complexe, très riche, alors qu’il aurait pu en faire un mélo. C’est souvent le cas des meilleurs metteurs en scène qui gardent une certaine distance.
Faites-vous la distinction entre les films de genre et le reste ?
En fait, la plupart des films sont de genre, très souvent.
La critique a longtemps critiqué Dario Argento, John Carpenter.
Ça dépend. Je ne mets pas Argento au niveau de Fellini, Visconti, Rosi, Antonioni. Aujourd’hui, on a une inversion des valeurs. Dans les années 60, quand j’ai commencé à faire de la critique, Positif défendait Mario Bava, Terence Fischer, les cinéastes B et cultes qui allaient au Midi-Minuit, Roger Corman (Le Masque de la mort rouge), Mario Bava (Le Masque du démon)… Positif les mettait en couverture alors qu’ils étaient méprisés par toute la critique. Aujourd’hui, c’est le contraire. Mario Bava est plus connu que Francesco Rosi. À l’époque, on disait qu’il fallait défendre ces talents et défendre ce cinéma, mais on ne pensait pas qu’on les mettrait un jour au-dessus de Resnais et Kubrick. Il y a une inversion, c’est aberrant ! La série B est devenue la série A et la série A est dévaluée. C’est du snobisme.
C’est la faute de gens comme Tarantino.
Dans mon livre Une vie de cinéma*, j’attaque Tarantino, j’attaque Jean-François Rauger de la Cinémathèque française, qui fait des programmes cultes sur des cinéastes espagnols médiocres qui sont plus cotés que Buñuel. C’est tout de même hallucinant.
C’est aussi pour ça que la série B est devenue le genre dominant à Hollywood.
Si les gens estiment Positif, c’est parce qu’on a maintenu une certaine ligne. Je n’ai pas changé de veste à chaque évolution du cinéma, je reste sur des positions, je parle quand je peux de Losey, de Rosi, de tous ces gens-là, les gens sont sensibles à une fidélité esthétique.