NICOLAS GIULIANI | Entretien
Au centre de L’Envoûtement, notre coup de coeur du dernier Festival du court métrage de Clermont-Ferrand, il y a les corps singuliers des comédiens professionnels porteurs de handicap issus de l’atelier Catalyse de l’ESAT des Foyers de Morlaix. Commencé à l’aube, le film se conclut au clair de lune où les mots d’amour chuchotés à l’oreille déchirent la nuit. Nous avons voulu en connaître davantage sur son réalisateur, Nicolas Giuliani. Rencontre avec un homme fou de cinéma dont on attend les prochains films avec impatience.
L’Envoûtement est disponible sur Arte jusqu’au 31 juillet 2024.
D’où venez-vous, quel est votre parcours ?
Je viens de Lyon. J’étais un élève pas très attentif. J’aimais l’Histoire et le Français. J’avais des coups de coeur pour des profs, il fallait que quelque chose me touche pour que je m’intéresse à un sujet ou à une matière. J’ai fait une prépa littéraire. La littérature et la poésie comptent beaucoup pour moi mais c’est toujours le cinéma qui m’a fait vibrer le plus profondément. C’est par le cinéma que j’ai découvert la littérature et la philosophie.
J’ai commencé à voir beaucoup de films en seconde grâce à ma mère qui les enregistrait sur des cassettes VHS. Un jour où j’étais malade, très fiévreux, je suis resté à la maison et j’ai choisi de regardé Rocco et ses frères de Visconti. Et le film m’a terrassé. Quelque chose s’est ouvert en moi, de l’ordre de l’appel et de la conversion. Étudier Rimbaud au lycée m’a aussi faisait un grand effet. En première L, je me suis lié d’amitié avec un garçon cinéphile, fan d’Hitchcock. Je découvre alors Truffaut et vois tous ses films. À l’époque je fréquente énormément l’Institut Lumière.
Je suis attiré par un cinéma assez littéraire, Truffaut, Rohmer, des films d’appartement. Parfois je retrouve dans des vieux cahiers des esquisses de scenario avec des mauvais dialogues inspirés des films de Rohmer. La Nouvelle Vague m’a accompagné pendant tout le lycée et quand je suis arrivé en Terminale, je connaissais déjà Pascal grâce à Ma nuit chez Maud, j’avais entendu parler de Nietschze et tout ça m’a conduit à une classe préparatoire. À la fin de la Khâgne, je n’avais ni le niveau ni la motivation pour faire Normale Sup, jai ’enchaîné avec une troisième année de licence de Lettres Modernes puis suis allé à Paris où je me suis inscrit en Master. À cette époque je fréquente, à la Cinémathèque ou ailleurs, des cinéastes comme Rossellini, peut-être le plus important pour moi, Kiarostami sur lequel j’écris un Mémoire de master. Et puis un enseignant me fait découvrir le cinéma documentaire et j’enchaîne par un Master 2 à Lussas.
J’avais un bagage théorique et littéraire mais n’avais jamais été confronté à la pratique, aux outils du cinéma. Ça a été une année assez violente parce que je me suis rendu compte de l’énorme écart qu’il y avait entre ce que je voulais faire et ce que j’étais capable de faire. J’avais des camarades issus de BTS qui étaient très à l’aise avec la caméra et je me suis retrouvé dans la position de celui qui avait des idées mais un retard technique très inhibant. Une année de doutes et de formation. J’ai fait toutes les erreurs possibles, j’ai fait des plans flous, j’ai raté des prises de son, des balances de blancs mais j’ai beaucoup appris.
Comment le premier film est arrivé ?
Je suis revenu à Paris et j’ai fait des petits boulots. J’ai écrit un premier court-métrage de fiction, assez mauvais mais j’essayais d’entreprendre des choses. Pour le deuxième, j’ai obtenu une résidence d’écriture du GREC et un producteur mais je ne connaissais absolument personne. J’envoyais mes premiers scenarios par la poste. C’est un jeune producteur, tout nouveau dans le métier, qui a eu l’insouciance de lire des projets qui étaient arrivés au courrier du matin. Il a aimé mon scénario, on a travaillé ensemble. Pour moi, Les Louves était un peu comme un film de fin d’étude.
Mon deuxième film, Elio est plus expérimental, tourné en Super 8 avec un peu d’argent obtenu de mon grand-père. L’année à Lussas m’a appris quel cinéma je voulais investir, tout cela se concrétise maintenant avec L’Envoûtement et les projets qui arrivent. J’admire le documentaire, je tiens Johan van der Keuken, Jean-Daniel Pollet ou Frederick Wiseman pour d’immenses cinéastes, Alain Cavalier également. J’ai envie d’avoir une méthode de documentariste, une façon de m’inscrire dans des lieux, dans un territoire et de faire advenir une forme de vérité mais je veux aussi aller vers la fiction parce que j’aime le découpage, l’articulation entre un travelling, un panoramique. J’ai envie d’organiser mon propre monde. Pour moi le cinéma c’est l’art du découpage.
Pour L’Envoûtement, sur quel matériau documentaire s’appuie la fiction ?
C’est d’abord une rencontre liée à la question du handicap. Il y a une résistance à l’adolescence, porteuse d’une vision normée que est percutée par une rencontre avec une personne porteuse de handicap. Mes parents possédaient une maison dans la Loire et on allait acheter des légumes dans un CAT à l’époque, aujourd’hui ESAT, et il y avait un homme qui les vendait. Je le voyais comme un petit personnage qui s’amusait de la situation. J’ai été profondément touché par lui. Il avait notamment un rapport au temps très singulier. C’est précisément au sujet du temps, matière cinématographique qui m’intéresse au plus haut point, que j’ai repensé à cet homme et à la question du handicap.
Le sujet du handicap est tellement grand qu’au cinéma il prend tout l’espace filmique. Je trouve que le cinéma n’emploie des acteurs en situation de handicap que pour traiter ce sujet. Si le cinéma ne peut pas nous permettre de transpercer le voile des apparences pour montrer d’autres perspectives, c’est qu’il est très pauvre. Mon objectif était de partir de la matière documentaire pour essayer de la traverser et voir quels récits on partage avec ces gens. Il n’y a pas de plus grand récit commun que le celui du sentiment amoureux, de la difficulté d’aimer et d’être aimé. Préalablement à l’écriture du scénario, je suis allé dans un ESAT, me documenter sur les vies affectives et amoureuses de ses habitants. Ça m’a permis de prendre la mesure de ces structures particulières, la vie avec les éducateurs, les repas en commun à la cantine.
Une fois le scénario abouti, on a eu des financements intéressants, ARTE, le CNC et la Région Aquitaine. Je trouve donc un ESAT en Dordogne où je mets en place des ateliers d’initiation au cinéma avec 10 résidents que j’aide à réaliser des petits portraits cinématographiques. Le temps passant, je me familiarise avec l’esprit du lieu et des gens, je repère des endroits à filmer et des personnes à caster comme figurants. C’est sur ce matériau-là que je voulais agréger des éléments de fiction.
Des éléments qui puisent dans divers genres et thèmes parmi lesquels l’onirisme, l’ésotérisme, l’angoisse. Y a t-il une volonté de brouiller les pistes ?
Il y a surtout la volonté de croiser les points de vue des personnages. La jeune femme trisomique apparaît d’abord dans l’ombre de son compagnon puis peu à peu un mouvement de balancier s’opère et c’est elle qui prend en charge le récit. J’ai cherché à créer un endroit de tension assourdi dans l’intériorité des personnages.
Le travail sur le son frappe dès la première scène, comment l’avez-vous développé ?
Le travail sur l’image et le son est une seule et même chose. C’est un équilibre dont on n’est jamais sûr qu’il sera perçu et compris par le public. Le cinéma qui me touche est un cinéma d’épure. Pour voir les choses, il faut commencer par soustraire. J’ai toujours en tête un très beau texte de Jacques Rivette qui compare Roberto Rossellini à Henri Matisse. J’aime les compositions précises, dépouillées, dans des cadres relativement larges pour que le spectateur puisse promener son regard dans le plan sans avoir trop le nez dans le guidon. Le son participe aussi de cette promenade, le bruitage peut aider à porter l’attention sur un geste, un mouvement.
Guillaume Drouadaine qui interprète Bruno introduit d’emblée, par le seul déplacement de son corps dans l’espace, une forme de singularité, à la fois dramatique et burlesque.
C’est un personnage qui est sur un fil. Il y a une fragilité chez lui que Guillaume incarne parfaitement. Il est acteur professionnel et autiste. Il fait partie d’une troupe en Bretagne à laquelle appartient aussi Manon Carpentier qui elle est trisomique. Leur pratique de la danse explique sans doute cette manière si singulière d’habiter l’espace. Le jeu de Bruno me fascine, il est beaucoup dans la retenue, très minimaliste et parvient à laisser deviner une profonde intériorité.
Intériorité que la mise en scène confronte à l’élément naturel dans lequel elle se révèle.
Oui, il est véritablement dans son élément dans la forêt, dans sa cabane. C’est le paysage qui est important, en tant qu’il est médiation entre l’homme et la nature. C’est ça qui est magnifique dans les tableaux de Caspar David Friedrich. La question du paysage vient travailler l’intériorité du personnage. Bruno cohabite avec le vivant. La manière qu’il a de détourner les éléments naturels détermine chez lui une vraie disposition poétique.
Manon Carpentier joue Céline, et à la différence de Guillaume Drouadaine, on perçoit chez elle une très forte expressivité. La diriger a t-il était facile ?
Manon n’est pas très sûre avec son corps, les déplacements peuvent lui faire peur. J’ai dû intégrer cette contrainte à ma mise en scène. C’est ainsi que la scène finale s’est dessinée, tout en intimité nocturne. Je voulais retrouver cette atmosphère que l’on connaît, enfant, quand, toutes lumières éteintes, on se parle avant de s’endormir. Ce sont des moments propices à la confidence.
C’est probablement un couple qui n’a jamais formalisé son union par la parole
Oui, il y a quelque chose de l’ordre de la cérémonie secrète. Pour cette séquence, j’ai vécu l’expérience la plus forte de ma courte vie de réalisateur. Ce n’est pas toujours facile d’amener une équipe à un endroit aussi intime. Après plusieurs prises qui ne donnaient pas satisfaction, je e suis mis dans les mêmes dispositions que les personnages, j’ai fermé les yeux, et j’ai parlé à l’équipe, à voix très basse, presque murmurée. Comme si je leur racontait une histoire. J’ai parlé à Céline de son handicap et une tension s’est peu à peu installée et j’ai fini par donner la parole aux acteurs qui ont enchaîné avec la scène qu’ils ont admirablement habitée.
D’autres projets sont-ils déjà en route ?
Un court métrage intitulé Seule la tendresse, un film d’hiver que je tournerai dans le département de la Loire en janvier 2025 si tout va bien. J’ai aussi un projet de long métrage, en cours d’écriture, toujours avec les Films Hatari.