OLIVIER ASSAYAS | Rétrospective #4
L’art de créer.
Plus que cinéaste, le terme qui convient le mieux à Olivier Assayas est celui d’artiste. Celui qui s’est souvent interrogé sur l’art et le processus créatif à travers ses écrits, ses fictions (Irma Vep, Sils Maria, L’Heure d’été) et ses documentaires (HHH, Eldorado), est lui-même motivé par une incessante recherche créative, qui dicte l’élaboration et l’évolution de son œuvre.
1. De la « logique poétique ».
Comme beaucoup de jeunes cinéastes, Olivier Assayas est au début de sa carrière enfermé dans des préoccupations formelles. Ses premiers courts métrages sont très construits, storyboardés, et suivent une logique bien réfléchie. « Le réel (l)’intimide, (il se) protège derrière une construction mentale »*. Puis vient sa rencontre avec André Téchiné, avec qui il écrit Rendez-vous. Le réalisateur lui apprend à déstructurer son écriture, à ne pas forcément anticiper ce que va être la suite du scénario, à réécrire, à prendre en compte l’influence des acteurs, mais aussi à voir le scripte initial transformé par le tournage et le montage. Quand Olivier Assayas découvre le film fini, c’est un choc, son scénario, s’il est bien là, est « méconnaissable, transcendé »*.
L’écriture d’un film est donc globale et ne se termine qu’à la livraison de la copie standard. « Entre-temps, le film doit être un organisme vivant, un chaos, où à chaque étape l’ensemble n’a jamais cessé d’être remis en cause »*. Le scénario n’est que le point de départ, un outil de travail qui va servir à la pré-production, au financement du film.
Pour autant, Olivier Assayas ne néglige pas l’importance d’écrire par lui-même ses scénarios, la mise en scène étant indissociable de ce processus initial d’écriture et n’étant que la prolongation de l’écrit, « devenu chair, devenu espace »*. À deux exceptions près (Les Destinées sentimentales, par ailleurs seule adaptation du cinéaste, et Carlos), il a écrit tous ses films seul. L’auteur explique ce choix ainsi : « Je peux me laisser porter par l’inconscient ; j’ai toujours eu l’impression qu’à deux il faut s’expliquer, légitimer, mettre des mots sur des intuitions un peu informulables. Et au bout du compte renoncer à la logique poétique des choses qui t’entraîne quand tu es seul. »*.
Cet inconscient est un des vecteurs majeurs de création chez Olivier Assayas. « Autant je crois dans le récit, la narration, dans la figuration en somme, autant je suis convaincu qu’ils doivent être habités par l’absence, l’invisible, par le mystère, par une dimension qui doit m’échapper et par laquelle peut entrer l’imaginaire du spectateur. »* explique le cinéaste. Ainsi le réalisateur place son cinéma dans un entre-deux. Refusant un cinéma académique, trop théorique, il ne veut pas non plus tomber dans le cinéma expérimental en refusant toute narration (même s’il a parfois pu se laisser tenter par le genre, comme dans la séquence de fin d’Irma Vep ou avec le court Hôtel Atithi, qu’il a co-réalisé avec Luc Barnier pour illustrer un concert de Mirror/Dash). Son cinéma s’inscrit dans une démarche réfléchie mais qui s’ouvre à l’intuition, à l’inconscient et à l’imaginaire de chacun. La volonté principale d’Olivier Assayas est avant tout d’ouvrir des portes. « J’essaye de me placer sur un territoire où toutes les questions peuvent et doivent être posées »*.
Dans cette même logique, la motivation créatrice d’Olivier Assayas passe avant tout par des envies et des désirs. « On ne fait pas de film avec des idées, on fait des films avec des envies, et je dirais même des nécessités »*, confie le réalisateur. Des envies qui l’ont amené à explorer des univers très variés, le réalisateur aimant aller s’aventurer dans des territoires inconnus qui lui font perdre ses repères, le stimulent et l’obligent à se réinventer. Le réalisateur évolue ainsi aisément de la chronique adolescente (L’Eau froide) au cinéma de genre (demonlover, Boarding Gate) en passant par la fresque en costumes (Les Destinées sentimentales), la mini-série (Carlos), le documentaire musical (Noise) ou encore la comédie inclassable (Irma Vep). Pour autant, son œuvre n’est pas décousue et ses films se répondent les uns aux autres car, quels que soient le genre et le thème de ses films, le cinéaste est toujours animé par le même moteur principal, celui de partir à la découverte de lui-même (dans un axe autobiographique ou artistique) et du monde qui l’entoure. « Mon cinéma est une chambre noire que je déplace à chaque film afin de changer d’angle, mais pour toujours regarder la même chose, pour l’appréhender dans sa nature multidimensionnelle. »* souligne le cinéaste pour qui « le cinéma, en tant qu’art, sert à rendre compte du monde, à en restituer l’expérience, autant que possible vécue »*.
La dernière composante majeure qui dicte la mise en scène d’Olivier Assayas tient dans la séduction. Séduction qui passe d’abord par les acteurs, et avant tout les actrices (comme nous l’évoquerons dans notre prochain article), auxquels il aime donner le plus de liberté possible, afin qu’il ressorte de leur prestation une vérité naturelle, spontanée et empreinte d’inconscient. « Je ne dirige pas les comédiens, je travaille avec eux. »* précise très justement le réalisateur. Pour lui, le rôle du cinéaste est d’obtenir de la part du comédien la meilleure « matière brute » possible, qu’il « sculpte » ensuite au montage.
Mais la séduction passe également par la beauté visuelle d’un film, d’un plan, et par un rapport tout particulier à la lumière. « Le désir de saisir cette beauté, dans ce que ça a de plus élémentaire, clarté, énergie, élan, permet de rendre compte du monde dans l’éclat du temps présent. »* Cependant la beauté d’un plan doit toujours rester discrète et ne jamais sombrer dans le décoratif.
Le cinéma d’Olivier Assayas s’inscrit donc dans une véritable démarche artistique, où de films en films, il établit une œuvre en forme de « voyage, à la découverte de (lui)-même et du monde »*. Il cherche à capter une vérité, un réalisme, mais en ne cessant de l’ouvrir au questionnement, et surtout à y faire entrer une part d’inconscient, d’onirisme et de poésie que le spectateur vient lui aussi compléter par son imaginaire propre. « Ce que je cherche, c’est la voie d’un cinéma impressionniste, au présent, où la vie quotidienne et la pratique de l’art seraient une seule et même chose, où la circulation de l’une à l’autre serait parfaitement fluide. »* conclut le réalisateur.
2. Joyeux bazar créatif. – Irma Vep
Succédant à L’Eau froide, qui avait ouvert la voie à plus de liberté pour Olivier Assayas, Irma Vep est sûrement le point d’orgue de l’audace créatrice de sa filmographie. Écrit en quelques jours, comme un défouloir personnel dont le cinéaste pensait qu’il ne verrait jamais le jour, le film est la combinaison d’inspirations diverses qui se sont entrechoquées dans la tête du réalisateur. Tout commence par un projet avorté de film collectif ayant pour thème « Un hôtel, trois chambres, trois histoires. ». Vient ensuite l’envie de faire débarquer une actrice internationale au cœur du cinéma français et de voir les étincelles que vont provoquer le choc des cultures. Une comédienne qui va prendre les traits de Maggie Cheung quand Olivier Assayas va tomber sous le charme de son aura de star chinoise au festival de Venise en 1994. Il combine tout ça avec l’idée saugrenue qu’un producteur lui avait proposée, celle de vouloir faire des remakes de grands films de l’histoire du cinéma. De là naît Irma Vep, dans lequel Maggie Cheung arrive en France pour tourner sous la direction d’un cinéaste singulier, qui réalise un remake des Vampires de Louis Feuillade.
Ainsi, à l’image de l’ambiance des tournages qu’Irma Vep prend pour cadre, le film est un joyeux bazar où la comédie se teinte d’envolées fantasques et de cinéma expérimental, où la réalité se confond avec la fiction, où Olivier Assayas s’amuse autant à se moquer gentiment du monde du cinéma qu’à explorer ses propres réflexions sur le septième art.
Le ton est donné dès la première scène, où Maggie Cheung, ne parlant pas un mot de français, débarque dans une salle de production en pleine effervescence. Le spectateur, aussi étranger à cet univers que l’actrice, peut alors s’attendre à tout, à une séance d’essayage de costume dans un sex-shop, à une costumière extravagante qui fantasme sur Maggie Cheung, à cette dernière qui déambule sur les toits de Paris dans une combinaison en latex ou encore à la crise d’angoisse créative d’un metteur en scène en pleine nuit…
Tout comme le réalisateur exubérant René Vidal, interprété par Jean-Pierre Léaud, qui ne sait comment réinventer un chef-d’œuvre aussi emblématique que Les Vampires, Olivier Assayas s’interroge dans Irma Vep sur l’évolution du septième art. Le cinéaste, à travers des extraits de films, en faisant allusion à différentes mouvances du cinéma (expérimental, mainstream, d’auteur, militant, américain, asiatique, français, Nouvelle Vague…) et en adoptant lui-même différents styles (comédie, scratching, muet, série B, pseudo-documentaire…), livre une sorte de résumé de l’histoire du septième art où tout s’entrechoque, et questionne l’état du cinéma contemporain. Au même titre que son double dans le film, Olivier Assayas s’interroge sur ce qu’il peut apporter au cinéma, sur ce qu’il peut encore réinventer, sur la possibilité de revenir à un cinéma neuf. Mais il se moque aussi de cette surenchère de réflexion. René Vidal perd les pédales, Olivier Assayas laisse filer sa plume et sa caméra au grès de ses envies. Pour finalement chacun réussir à donner naissance à un film hors normes ; l’entreprise n’est donc peut-être pas si vaine.
On retrouve également dans Irma Vep l’idée chère à Olivier Assayas d’une réalité qui se confond avec la fiction, l’art et l’imaginaire. Il y a, comme d’habitude chez le réalisateur, beaucoup de lui-même dans le film. Il s’intéresse cette fois-ci à ses préoccupations de cinéaste et à sa façon de créer, que ce soit dans l’ambiance du tournage, dans l’organisation de la production ou dans les réflexions développées par les divers protagonistes sur le processus créatif. Et puis, il y a Maggie Cheung qui interprète son propre rôle, celui d’une star asiatique débarquant dans une production d’auteur française, et qui se sent perdue dans l’ambiance désordonnée d’un tournage, dont on image que celui d’Irma Vep devait être assez proche. Il y a notamment cette scène avec un journaliste où Olivier Assayas semble anticiper les interviews auxquelles Maggie Cheung devra répondre à la sortie du film. Même si Jean-Pierre Léaud interprète un rôle de composition, on y décèle aussi énormément de sa propre personnalité, avec laquelle Olivier Assayas aime jouer. À l’intérieur même du film, le cinéaste s’amuse à brouiller les frontières entre réalité et fiction, notamment lorsque, au milieu de la nuit dans sa chambre d’hôtel, Maggie Cheung enfile son costume et part explorer les toits de Paris, comme happée par son personnage.
Et puis il y a dans Irma Vep toute la séduction qui anime le cinéma d’Olivier Assayas. La séduction du septième art en général mais, avant tout et surtout, celle de Maggie Cheung. Le film fut inspiré par elle et écrit pour elle, c’est donc tout naturellement que la caméra la filme de manière amoureuse et qu’Olivier Assayas lui appose ses fantasmes de cinéaste. On sent à la fois une forme de timidité face à cette star qui impressionne, mais aussi une volonté de révéler la femme derrière l’actrice et le désir de la détacher de ses rôles dans les superproductions hongkongaises. Si la femme n’avait cessé d’occuper une place de plus en plus importante dans la filmographie d’Olivier Assayas, Maggie Cheung devient avec Irma Vep la première véritable muse de ce réalisateur pour qui, la femme, l’actrice sera, à l’avenir, très souvent au centre du processus artistique.