OLIVIER ASSAYAS | Rétrospective #5
Un cinéma au féminin.
La place importante des personnages féminins chez Olivier Assayas apparaît dès ses débuts. Dans son troisième court-métrage, Laissé inachevé à Tokyo, Elli Medeiros incarne déjà, inconsciemment, la figure féminine qui dominera toute la filmographie du cinéaste. Une figure, très souvent mystérieuse, qui rallie la tradition artistique de la muse, en mettant en avant la sensualité, la séduction, la grâce et la poésie féminines, à la femme moderne, qui s’impose, autant dans l’intellect que dans l’action, en véritable héroïne qui ne dissimule cependant jamais sa fragilité.
1. Une figure féminine aux multiples visages
« Je n’ai jamais raisonné la présence de personnages féminins au centre de mes films. C’est un mouvement autonome qui m’y conduit, j’écoute mon désir, ma curiosité. »*
C’est en réalisant son premier long-métrage, Désordre, au casting pourtant dominé par des hommes, qu’Olivier Assayas se rend compte qu’il aime tout particulièrement filmer les femmes. Ainsi son second long, L’Enfant de l’hiver, aura pour personnage principal une femme, puis lorsqu’il écrit Paris s’éveille sa plume offre petit à petit de plus en plus de place au protagoniste féminin du film, pour finir par en faire le personnage central. C’est à la même époque que le cinéaste décide de sortir du cinéma d’auteur français classique de l’époque, et de ses limites théoriques, pour se laisser aller à ses envies et ses désirs. Ainsi son quatrième film, Une nouvelle vie, sera un véritable ovni cinématographique et sera de nouveau porté par un premier rôle féminin. La liberté prendrait-elle chez Olivier Assayas les traits d’une femme ?
Le réalisateur se place en tout cas dans la tradition, héritée du peintre (qu’il fut d’ailleurs dans sa jeunesse) et du poète, d’un rapport particulier entre l’artiste et son modèle féminin. Et c’est d’ailleurs ce qu’il admire chez des cinéastes comme Bresson, Truffaut, Godard, Rohmer ou Jacquot, leur façon de voir dans la jeune fille un vecteur de poésie. Cet aspect, il l’utilise lui aussi particulièrement à merveille dans L’Eau froide, où Virginie Ledoyen, à la beauté sensuelle et mélancolique, donne corps à tous les tourments de l’adolescence. Ou encore dans Après mai, où Carole Combes, dans un rôle qui fait écho à celui de Virginie Ledoyen, incarne l’image d’une génération post-68 qui voit s’envoler ses illusions. Carole Combes y campe d’ailleurs une sorte de muse d’un jeune peintre qui n’est autre qu’Olivier Assayas. Cette figure de la jeune fille inspiratrice est également présente dans Fin août, début septembre, sous les traits de Mia Hansen-Løve. Son personnage est, selon Olivier Assayas, « l’incarnation de la pureté, et peut-être de l’innocence aussi, qu’Adrien (un des personnages principaux de Fin Août, début septembre, un écrivain en panne d’inspiration – ndlr) recherche dans son art »*, caractéristiques qui peuvent convenir à l’actrice elle-même. « Mia avait un éclat, un rayonnement, elle incarnait la grâce que je cherchais »* confie le cinéaste, qui lui offrira un nouveau rôle dans Les Destinées sentimentales, avant de devenir son compagnon dans la vie. « Cela pose des questions troublantes quant à la circulation entre la vie et le cinéma, entre le souvenir et l’anticipation, entre l’art et son incarnation. »* analyse le réalisateur.
D’autant que cette circulation entre son œuvre et sa vie privée avait déjà eu lieu avec Maggie Cheung, devenue sa femme après Irma Vep. L’actrice est par ailleurs peut-être la première véritable muse d’Olivier Assayas, la première actrice pour laquelle il a écrit un rôle, et ce après une brève rencontre au festival de Venise en 1994. Le cinéaste tombe d’emblée sous son charme : « elle portait en elle un reflet de la vérité magique du cinéma, une sensation d’autrefois qui se serait perdue et qui revenait en elle intacte, à la fois très ancienne et totalement moderne »*. Il écrit alors Irma Vep avec en tête cette image de « star », mais lorsqu’il revoit l’actrice un an plus tard pour lui proposer le rôle, c’est une autre Maggie Cheung qu’il découvre, la personne derrière la vedette, une femme simple qui partage sa vision du cinéma. « Là où je m’attendais à la trouver intrinsèquement différente, je l’ai trouvée au contraire toute proche, semblable, comme si elle avait attendu, et peut-être depuis longtemps, ce que je pourrais lui apporter, de la même façon que j’attendais moi-même depuis longtemps ce dont j’avais l’intuition qu’elle pourrait m’apporter. »* On retrouve ainsi à l’écran ce double regard du réalisateur, celui du spectateur de la super-star et celui du cinéaste qui veut révéler la femme derrière l’actrice. Irma Vep joue ainsi autant de l’aura de Maggie Cheung, de sa sensualité aussi, que de sa simplicité et son charme naturel. Huit ans plus tard, alors qu’Olivier Assayas et Maggie Cheung ont vécu plusieurs années ensemble et se sont séparés, le cinéaste lui écrit un nouveau rôle qui, s’il ne porte plus le nom de l’actrice, s’inspire encore beaucoup d’elle. Dans Clean, le cinéaste explore une nouvelle facette de la comédienne, plus fragile, plus tourmentée, loin de ce que lui offre le cinéma de Hong-Kong, et qui apparaît comme une sorte de cadeau qu’Olivier Assayas fait à Maggie Cheung, qui a toujours rêvé de ce genre de rôle.
Cette fragilité on la retrouve dans la plupart des personnages féminins de la filmographie du réalisateur, mais toujours doublée d’une force. Clean raconte le combat d’une femme détruite en quête de renaissance. Dans Les Destinées sentimentales, la frêle Emmanuelle Béart interprète une femme de salon qui devient le soutien indéfectible de son mari, allant jusqu’à diriger son entreprise lorsque celui-ci devient trop faible pour assurer sa fonction. Dans L’Heure d’été, Edith Scob incarne une mère pleine de dignité à l’orée de la mort et qui fait tout pour s’assurer que ses enfants continueront à faire vivre sa mémoire. Dans Après mai, la fragilité poétique de Carole Combes est contrebalancée par l’activisme sans failles de Lola Créton. De même, dans Sils Maria, le personnage de Kristen Stewart porte en elle une force infaillible pour aider une Juliette Binoche en proie à des doutes intérieurs face à l’épreuve du temps qui passe.
Les femmes fortes sont aussi indissociables du cinéma de genre d’Olivier Assayas. Les protagonistes féminins de demonlover s’inscrivent comme un prolongement d’Emmanuelle Béart à la fin des Destinées sentimentales, devenues des business women pour qui tous les coups sont permis dans le monde impitoyable de l’entreprise du XXIe siècle. Film de genre oblige, la sensualité atteint ici sont paroxysme, lorgnant même du côté de la sexualité ; la séduction devient dangereuse et la femme fatale. Pour Boarding Gate, Olivier Assayas écrit un rôle dans la même lignée pour sa muse de cinéma de genre, Asia Argento. Dans cette série B où une jeune femme assassine son amant, un golden boy déchu, avant de s’enfuir pour Hong-Kong, le réalisateur joue avec l’animalité de l’actrice, son instinct, sa sensualité et l’intensité qu’elle dégage.
2. D’une muse à l’autre. – Sils Maria
Mais il est une autre muse particulière dans la vie de cinéaste d’Olivier Assayas, Juliette Binoche. Ils débutent leurs carrières en 1985 avec le même film, Rendez-vous d’André Téchiné. En co-écrivant ce récit sombre et tortueux d’une jeune actrice provinciale montant à Paris pour trouver le rôle qui la lancera, Olivier Assayas va justement concourir à révéler Juliette Binoche, qui tient le rôle principal du film. Les deux artistes vont alors mener des carrières en parallèle qui ne se croiseront que par touches, lorsqu’Olivier Assayas écrira le scénario d’Alice et Martin pour André Téchiné, ou lorsqu’il lui offrira un second rôle dans L’Heure d’été. « C’est Juliette qui, la première, a eu l’intuition qu’il y avait dans notre histoire commune une opportunité manquée, ou plutôt un film, resté virtuel et qui renverrait pour l’un comme pour l’autre à l’essentiel. »* confie le cinéaste qui, partageant la même intuition, se lance alors dans l’écriture d’un film dicté par le souvenir de leur histoire « partagée en pointillés »*.
Dans Sils Maria, Juliette Binoche sera donc Maria Enders, une très grande actrice reconnue qui fût révélée à dix-huit ans en interprétant dans une pièce une jeune fille ambitieuse, Sigrid, qui séduit une femme plus mûre, Helena, jusqu’à la détruire. Vingt ans après, on lui propose de reprendre cette pièce, mais cette fois-ci dans le rôle d’Helena. Une fois de plus, mais peut-être plus encore qu’à l’accoutumée, Olivier Assayas s’amuse dans Sils Maria à brouiller les frontières entre fiction et réalité. Plus que jamais, il s’interroge sur l’interconnexion de la vie et de l’art à travers une succession vertigineuse de mises en abîme, où la fiction se mêle à la vie, où les actrices se confondent avec leurs personnages, où l’on ne sait plus si c’est la vie qui alimente l’art, où si c’est l’art qui nourrit la vie. Maria se perd entre la jeune femme qu’elle a été et l’image que lui en a laissée Sigrid, tandis que se muer en Helena la confronte à une réalité qu’elle s’est longtemps cachée, poussée par le monde d’éternelle représentation dans lequel elle évolue.
Ce monde c’est celui du star system, qu’Olivier Assayas prend d’ailleurs plaisir à railler. D’abord dans le tournant qu’il a pris avec l’arrivée d’internet et des réseaux sociaux, où les stars se fabriquent non plus par leur talent mais à coup de buzz, mais aussi dans ses fondements, Maria Enders, star d’une autre époque, n’échappant pas au théâtre permanent du paraître entre dîners mondains et shootings photo. Olivier Assayas égratigne aussi l’image des actrices, notamment dans la première partie du film, où la Maria Enders des salons apparaît comme assez imbue d’elle-même, se revendiquant une certaine supériorité, résultante d’une mise en lumière permanente, du pouvoir d’attraction que l’actrice a sur le public mais aussi les metteurs en scène, avec qui elle tisse un rapport de séduction particulier. Ce désir de supériorité et de séduction permanentes passent aussi dans le besoin qu’elle a de s’entourer au quotidien d’une assistante pour l’épauler dans l’organisation de sa vie tant professionnelle que personnelle.
Mais sa relation avec son assistante témoigne aussi, d’une part, d’un besoin de compenser la solitude qu’engendre le monde impitoyable de l’industrie cinématographique et, d’autre part, d’une forme d’infantilisation à force d’être mise sur un piédestal. Dans la deuxième partie du film, lorsqu’il plonge dans l’intimité de la star, loin des flashs, Olivier Assayas scrute alors, avec un regard bienveillant cette fois, cette fragilité des actrices. Il y dépeint une Maria en pleine crise identitaire qui prend conscience, à travers le personnage de la dominée Helena, du temps qui passe, d’une page qui se tourne et de la fugacité du vedettariat.
Plus généralement, il y a là aussi le portrait d’une femme qui, arrivée à une période charnière de sa vie, doit faire le bilan de ses expériences pour comprendre, et accepter, ce qu’elle est devenue. « En ce sens, Maria Enders n’est ni Juliette Binoche, ni moi-même, elle est chacun d’entre nous dans cette nécessité de revisiter le passé, non pas pour l’élucider, plutôt pour y trouver les clés de notre identité, ce qui nous a construits, ce qui persiste à nous faire avancer. »* confirme Olivier Assayas, qui se place ainsi avec Sils Maria dans les traces de Nietzsche, qui avait vu dans ces mêmes paysages de la montagne suisse l’image du concept de l’Éternel retour. Ainsi, Maria va finir par accepter la fin d’une époque pour s’ouvrir à une renaissance, tout comme l’extraordinaire ascension de la nouvelle Sigrid ne durera qu’un temps. Le temps avance, immuable, mais doit être vécu plutôt comme une force que comme une fatalité.
Dans cet éternel recommencement, Sils Maria s’avère alors être également un passage de relais entre muses d’Olivier Assayas ; ou plutôt le film initiatique d’une novice, Kristen Stewart, épaulée par une muse confirmée du réalisateur, Juliette Binoche. La première n’incarne en effet pas la remplaçante de la seconde dans le film, leur relation, dans un jeu de séduction ambigu, étant plutôt le reflet de deux générations qui se confrontent autant qu’elles se complètent et se soutiennent mutuellement. Le personnage de Kristen Stewart, l’assistante de Maria, cherche à aider cette dernière dans le chemin vers sa renaissance, tandis qu’artistiquement parlant, Juliette Binoche accompagne de toute sa bienveillance Kristen Stewart, qui débute dans un univers cinématographique qui n’était jusqu’alors pas le sien. Ainsi, la puissante scène où cette dernière disparaît au cœur des montagnes, signe la fin d’une période de transition où Maria se révèle à elle-même et où Kristen Stewart prend son envol. Une disparition qui résonne alors comme une prémonition, puisque c’est pour une histoire de fantômes, Personal Shopper, que la jeune actrice retrouvera deux ans plus tard Olivier Assayas. Une prémonition pas si étrange que ça cependant, tant le réalisateur semblait déjà envouté par l’aura mystérieuse de Kristen Stewart dans Sils Maria.