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Deniz Gamze Ergüven | Entretien avec la réalisatrice de Mustang

Nous l’avions rencontrée en juin dernier pour la sortie de son premier film, Mustang. Touchée par l’accueil cannois, elle demeurait tout de même fébrile le jour J alors que se concrétisait enfin son voeu de cinéma, offrant au public ce long-métrage coup de coeur..  Six mois plus tard, nous la retrouvons un brin fatiguée, mais toujours aussi franche et enthousiaste, à l’approche notamment des cérémonies des César (où son premier film fait partie des favoris) et des Oscars (où Mustang représentera la France).  

LBDM.fr : Que ressent-on quand on est nommé neuf fois aux Césars ?  

Deniz Gamze Ergüven : Chaque membre de l’équipe est distingué de façon singulière, c’est incroyable. L’équipe du film est assez jeune. Les César, nous les regardions tous enfant et maintenant nous voilà tous nommés ! C’est particulièrement touchant et festif… Contrairement à la course aux Oscars que je vis comme une sorte de responsabilité : la France nous a accordé sa confiance, j’ai le sentiment que l’on est en mission, qu’on est là comme la délégation française. On représente un pays. Tandis que ces nominations aux César, c’est plus festif, c’est une célébration plus personnelle !  

Vous ressentez donc davantage de pression pour les Oscars alors que les César apparaissent plus comme une récompense ?

D. G. E. : Pour les Oscars, oui. Déjà, dans le choix du comité, il y avait quelque chose de très moderne (en choisissant Mustang – NDR). Pour moi, ça veut dire beaucoup. Ce fut un long processus pour obtenir la nationalité française. D’un coup, je deviens française et dans la foulée mon film se retrouve représentant de la France aux Oscars. C’est très fort en symboles !

D’autant plus en cette période trouble où la question de l’identité française soulève de nombreux débats, non ?

D. G. E. : Oui, ça devient presque la proue des idées les plus modernes de la France, dans toute sa diversité. Je n’ai pas eu de réactions virulentes par rapport au fait que mon film puisse représenter la France. Je suis restée assez éloignée de tout ça, c’est resté un débat périphérique. Toutes les personnes auxquelles j’ai eu à faire étaient très fières de ce choix. On lit quotidiennement dans nos journaux les déclarations de crétins qui débitent des choses affreuses, qui se plaignent que l’Europe n’est pas à la hauteur de ses fondements moraux… Et finalement on choisit mon film pour représenter la France aux Oscars. Ca met une certaine pression car l’on a envie d’être à la hauteur. 

> > > Lire aussi : Le questionnaire ciné de Deniz Gamze Ergüven

Beaucoup de pression et de fatigue ? Les Oscars, ça nécessite une sacrée campagne !

D. G. E. : Je suis obligé de hiérarchiser les sollicitations et de décliner des demandes d’interview. Car, du côté des Etats-Unis, je dois être très disponible. Je ne peux presque rien refuser, sauf quand c’est impossible. 2015 est l’année où j’ai arrêté de dormir. Je n’ai pas pris de congé maternité, j’ai enchaîné le tournage, le montage et la promotion… Ça n’arrête pas. Mais je ne me plains pas.

Tout s’enchaîne rapidement, alors que votre projet initial, Kings, n’a pas abouti malgré plusieurs années de gestation…

D. G. E. : J’ai le sentiment que les films pré-existent et que nous les déterrons. C’est très excitant de déterrer un film ! Les films ont leur existence propre et on leur court continuellement après. Pour Mustang, il y a eu des moments de doute où je me sentais à deux doigts de tomber dans le gouffre mais, une fois qu’il a sorti sa tête, il a tracé son chemin. Après Cannes, le distributeur a décidé de le sortir rapidement (le 17 Juin), la presse s’est donc intensifiée. Puis le film a été montré dans d’autres festivals et nous étions bien obligés d’aller chercher les prix qu’on nous remettait. J’avais des problèmes de cet ordre-là, imaginez ! (Rires). 

Ce sont un peu des « problèmes de riches », comme on dit…

D. G. E. : Oui voilà, exactement ! Je ne peux qu’en plaisanter car ce sont des « problèmes » très agréables. Ce n’est pas simple de s’organiser entre sa vie de famille et les déplacements à l’étranger. Mais on s’adapte. 

Je vis une sorte de conte de fées avec Mustang. C’est assez phénoménal.

Outre la reconnaissance du métier et celle des médias, le film a touché le public français avec plus d’un demi-million de spectateurs…  

D. G. E. : C’est vraiment génial… Et rassurant. Le premier jour, quand le film est sorti, on se posait mille questions. Je me disais : « OK, c’est un film en langue turque, un premier long-métrage, sur la condition des femmes… C’est de loin le truc le moins sexy possible ! ». Je me disais qu’il faudrait que je supplie à genoux les copines de ma mère pour que le film fasse quelques entrées. Et encore ! Je leur aurais offert le ticket ! Le premier jour, les signaux ont été contradictoires. On a craint que ça ne prenne pas. Puis en fin d’après-midi, c’est monté en flèche. J’ai eu peur qu’il ne passe vite à la trappe. 

Il y a tellement de sorties chaque mercredi que le marché est impitoyable avec les petits films…

D. G. E. : Oui. J’ai vécu un véritable conte de fées ! C’est quelque chose de fort. J’ai également été surprise de voir qu’il résonnait bien aux Etats-Unis. Je commence à comprendre un peu pourquoi… Mais tout ça est assez phénoménal.

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Deniz Gamze Ergüven sur le tournage de Mustang

Ce fut plus compliqué en Turquie ?

D. G. E. : À l’origine, le film a suscité des réactions extrêmement polarisées. Je trouvais parfois que certains avis n’étaient pas toujours très articulés. Cela restait émotionnel et sans arguments. Plus le film vivait, plus les gens en parlaient et se mettaient à véritablement discuter. Le pays est polarisé en ce moment et le film s’articule autour des conflits actuels. J’ai du faire face à ce même conservatisme que j’essaie de dénoncer dans le film. On me l’a fait remarqué : « Tu es une femme, tu vis à l’étranger et tu commences à réussir. Ça agace, tu vas en prendre plein la figure ». Et effectivement, ce fut très désagréable. C’est de la pure bêtise ! Il y a un truc qui cloche au Moyen-Orient. C’est tout de même l’endroit dont les gens essaient de se barrer, en canot pneumatique ! Il y a de vrais problèmes. Et le fait de ne pas pouvoir se réjouir qu’une bande de nanas ait fait un petit film qui marche et qui va aller aux Oscars. Ça va loin dans l’absence de bienveillance totale !

Après Cannes, quand je suis arrivée à Istanbul en robe à fleurs, je me souviens du regard des gens – qui comprenaient que je n’étais pas un homme et que « the director » c’était moi. J’ai ressenti alors le préjugé énorme : je ne correspondais pas à l’étiquette de « director ». Un vieux professeur, un peu ivre, m’en a d’ailleurs mis plein la figure. Son discours était rempli de haine et de préjugés. Il était impossible de discuter avec quelqu’un comme ça… 

En tant que femme, il faut que nous restions à une place subordonnée. Et là, d’une certaine façon, pour ce genre de personnes, je ne restais pas à ma place avec mes études à la Sorbonne, mon petit film rebelle.

Vous nous aviez confié que votre prochain film serait tourné à Istanbul… Est-ce toujours d’actualité ?

D. G. E. : Je le désire encore. Mais je pense qu’un autre projet émergera auparavant. Je suis en phase de prospection pour un film assez hybride. 

Je suis contre le boycott, ce n’est pas la solution de se museler soi-même.

Qu’en est-il de Kings ? Est-il définitivement enterré ? 

D. G. E. : Non. Il a été très constitutif pour moi. Mais il faudrait un très grand retour de flammes.

Quels sont les thèmes forts que vous souhaiteriez aborder ? 

D. G. E. : Bien sûr, je ne peux pas trop en dire, on reste en prospection. Ce ne sera pas ancré dans un sujet social ou politique. Autour de Mustang, il y avait un tas d’histoires dramatiques. Ce que je raconte n’est que la partie immergée de l’iceberg. La lame de fond m’a beaucoup travaillée. Il y a beaucoup de choses que je ne peux pas raconter, quelque chose de presque shakespearien là-dessous. Mais j’ai envie d’essayer.  

Que pensez-vous de la polémique « OscarSoWhite » ?  

D. G. E : Selon moi, le problème se pose un peu plus tôt. Dès la production. Ce n’est peut-être pas le bon déclencheur pour en parler mais c’est très bien que la discussion soit ouverte car l’attention est forte. C’est là que le feu démarre. Quand je travaillais sur Kings, j’ai rencontré des producteurs qui m’ont affirmé sans aucun cynisme qu’un film avec des acteurs afro-américains serait considéré comme un film « urbain ». Pour moi, la communauté afro-américaine est la plus glamour de la planète. Pour eux, ça renvoyait immédiatement au ghetto. Beaucoup moins glam donc. Ils ont ajouté qu’avec des comédiens blacks, je ne pourrais pas vendre mon film au Japon, à une télé allemande… Des trucs comme ça. Il y a un certain racisme qui nourrit le mode de fabrication des films et la saison des cérémonies n’est que le reflet de ça. Selon moi, le problème se place bien plus en amont. Le cinéma a vraiment un impact énorme sur comment on regarde le monde. Il faudrait être pro-actif et écrire des personnages féminins qui ne ressemblent pas à des stéréotypes, avoir des personnages afro-américains qui ne sont pas définis par leur origine ethnique…  

La figure de l’homme blanc avec le pouvoir absolu, ça a forcément une répercussion sur l’Académie. Mais je suis contre le boycott. Ce n’est pas une solution, on se musèle soi-même. Quant aux quotas, c’est encore pire. Obtenir une récompense par ce biais, cela retire tout le mérite et dévalorise le travail effectué.   

> > > Lire aussi : notre critique du film.
Propos recueillis et édités par Thomas Périllon pour Le Bleu du Miroir, le 2 Février 2016 à Paris.

La fiche

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MUSTANG
Réalisé par Deniz Gamze Ergüven
Avec Erol Afsin, Güneş Nezihe Şensoy, Doğa Zeynep Doğuşlu, Elit İşcan, Tuğba Sunguroğlu…
Turquie, France – Drame
Sortie en salle : 17 Juin 2015
Durée : 94 min

Remerciements : Deniz Gamze Ergüven, Monica Donati



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