OUTSIDE – Morris Engel & Ruth Orkin : œuvres complètes
L’éditeur Carlotta Films sort ce 10 mars un coffret contenant l’intégralité des films réalisés par Morris Engel et Ruth Orkin, ainsi que de nombreux suppléments passionnants.
Ces deux photographes, en se lançant en 1953 dans leur première réalisation et dans l’aventure du cinéma, allaient devenir de véritables précurseurs, des pionniers du cinéma indépendant. En adoptant des méthodes de tournage très différentes des grands studios, en privilégiant une équipe réduite et avec un budget dérisoire, Morris Engel et Ruth Orkin ont bouleversé le cinéma, influencé de nombreux metteurs en scène et initié le mouvement de la Nouvelle Vague. En privilégiant les décors naturels, le travail caméra à l’épaule et en filmant des acteurs non professionnels, de vrais passants plutôt que des figurants, ils ont durablement révolutionné le fond et la forme du septième art.
John Cassavetes connaissait leur cinéma et l’appréciait profondément. François Truffaut reconnaissait ce que Les 400 coups devait au Petit Fugitif, premier film de ce coffret, qui en compte quatre. Les trois premiers – Le Petit fugitif, Lovers and lollipops et Weddings and babies – demeuraient inédits en blu-ray jusqu’à maintenant et bénéficient d’une restauration 2K. Le quatrième film – I need a ride to California – est une première sortie en vidéo, en exclusivité mondiale et est disponible dans une version restaurée 4K.
Le petit fugitif
Premier long métrage du couple Morris Engel / Ruth Orkin, réalisé en 1953, Le petit fugitif constitue un petit miracle en soi. En dehors de l’expérience de coursière à la MGM de Ruth Orkin, les deux photographes n’avaient que peu de rapports avec le cinéma – même si la mère de la jeune femme avait été actrice du muet – et n’avaient jamais participé à un tournage. Après avoir réuni 30000 dollars, en partie prêtés par des amis, et s’être adjoint les services de l’écrivain Ray Ashley, Morris Engel et Ruth Orkin se lancent dans cette aventure avec l’originalité novatrice qui caractérise leur œuvre, réalisent un long-métrage drôle et attendrissant et gagnent un Lion D’Argent au Festival de Venise de 1953 (Pas de Lion D’Or d’attribué cette année-là).
Le Petit fugitif faillit ne pas se faire puis ne pas sortir – plusieurs majors le toisèrent avec mépris et conseillèrent même de le réduire à l’état de court-métrage – malgré cela, il remporta donc un grand succès, sortant dans 5000 salles, et marqua durablement cinéastes et critiques. L’histoire qu’on peut résumer à la fugue d’un jeune enfant qui croit avoir tué accidentellement son frère et va se réfugier à Coney Island est réalisée avec beaucoup de sensibilité et d’empathie, qualités qu’on retrouve tout au long de la trop courte filmographie de Morris Engel et de Ruth Orkin. Le Petit fugitif constitue une réussite exceptionnelle et une victoire d’un cinéma indépendant et artisanal face à une industrie qui fonctionne parfois comme un bulldozer et aurait pu stopper nette une brillante carrière.
Lovers and lollipops
Lovers and lollipops date de 1955 et raconte les relations entre Peggy, petite fille qui a perdu son papa et qui vit seule avec sa mère, et Larry qui pourrait bien devenir son beau-père. Peggy s’avère souvent espiègle et prend parfois un malin plaisir à jouer des tours pendables à Larry. On trouve dans ce film des résonnances autobiographiques – Morris Engel a perdu son père très jeune et a été élevé par une mère célibataire, qui n’avait pas refait sa vie – et ce regard à la fois humoristique et plein d’humanité qui est l’une des caractéristiques de ce cinéma. La mère de Peggy veut un homme dans sa vie, mais aussi un père pour sa fille. La jeune Peggy a des réticences envers ce potentiel beau-père mais peut-être se laissera-t-elle convaincre que Larry pourrait occuper une place dans la vie qu’elle partage avec sa maman.
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Weddings and babies
Tourné en 1958, Weddings and babies se déroule à Little Italy, quartier populaire de New York. Al et Bea gèrent une petite entreprise de photographie spécialisée dans les mariages et les enfants. Si Bea semble très préoccupée par l’idée d’épouser Al, ce dernier a apparemment d’autres priorités, privilégie son travail et dépense beaucoup d’argent dans une caméra dernier cri. Al va être confronté à des choix cornéliens entre fonder un vrai foyer et conserver sa liberté, mais aussi s’occuper de sa mère qui ne peut plus s’assumer seule. Le fils est réellement déchiré à l’idée de devoir se séparer de sa mère pour la confier à un établissement tenu par des religieuses. Certains moments de ce film sont particulièrement poignants, notamment ceux liés à cette mère qui comprend que sa vie va être bouleversée, parce qu’à aucun moment on ne force l’émotion. Elle naît spontanément, grâce au naturel des comédiens et au regard toujours respectueux et bienveillant.
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I need a ride to California
Dix ans après le précédent long-métrage, on passe à la couleur avec I need a ride to California – après trois œuvres en noir et blanc. Si le film garde cet intérêt pour les gens modestes, pour les plaisirs simples, pour le thème de l’amour, la désillusion est plus forte. Le mouvement hippie, l’Amérique de Richard Nixon, de la guerre du Vietnam et de la contestation font l’objet d’un bijou cinématographique, aux images splendides et aux fulgurances psychédéliques qui échappent totalement aux clichés et qui n’éludent pas toute la violence d’un monde et d’une époque, d’une période trop souvent idéalisée et qui se trouve ici démythifiée. Marqué par des couleurs automnales, il s’agit d’un film visuellement magnifique, totalement inédit et dont la restauration est une parfaite réussite.
Ces quatre longs-métrages sont accompagnés par de nombreux suppléments : des courts-métrages, des publicités, des bandes annonces et des entretiens qui contribuent à faire apprécier cette œuvre à sa juste mesure et qui sont un véritable témoignage d’une époque. Issu d’un milieu pauvre, Morris Engel a su comme personne capter la rue, les gens simples, les situations anodines en apparence mais qui délivrent une profonde impression d’humanité et de dignité.
Ce coffret est une véritable aubaine pour qui veut découvrir l’origine du cinéma indépendant, de la Nouvelle Vague à travers une œuvre généreuse qui a l’élégance de ne jamais tomber dans le misérabilisme quand elle évoque la pauvreté, ni dans le pathos quand elle nous parle des drames et vicissitudes de la vie. Au contraire, elle tire toujours de chaque situation, de chaque scène des moments d’émotion, d’humour et de tendresse pour ses personnages. Se replonger dans ce cinéma, si influent et important – très certainement sans l’avoir voulu ou sans en avoir été conscient – et qui cultivait une telle simplicité alliée à une formidable acuité du regard, constitue une véritable et salutaire bouffée d’oxygène.
A noter que deux des films de ce coffret, Le Petit fugitif et I need a ride to California, sont également disponibles individuellement en Blu-Ray ou en DVD single.