Peter Strickland | Entretien
À l’occasion de la sortie de The Duke of Burgundy, drama érotique très sensoriel, nous avons rencontré le réalisateur Peter Strickland pour évoquer ce film singulier et troublant.
LBDM.fr : Au départ, The Duke of Burgundy devait être un remake de Lorna l’exorciste. Qu’est-ce qui vous a finalement lassé de cette idée ?
Peter Strickland : J’aime beaucoup le film original. L’idée d’en faire un remake nous séduisait… Mais au final, nous nous sommes rendus compte qu’il serait plus intéressant de nous pencher sur le genre, en général. Le genre du thriller érotique reste plutôt mal vu, les gens le comparent rapidement au porno.
Vous aviez envie de lui redonner ses lettres de noblesse ?
P. S. : Ce fut mon point de départ, oui. Je ne voulais recréer le genre. Il y a eu de très bons réalisateurs avant moi. Lors que l’on fait un film sexuel, les gens se fichent pas mal de ce qui se trouve entre les scènes de sexe. Les réalisateurs avaient donc une véritable liberté et certains avaient des idées fabuleuses. Parfois, cela atteignait une poésie inattendue.
Il s’agit d’un « sex-ploitation movie ». Mais vous y avez apporté une véritable richesse visuelle, en faisant le choix de ne jamais rendre les scènes de sexe explicites… Pour éviter l’étiquette de « film érotique » un peu simpliste ?
P. S. : Cela ne me poserait pas vraiment de problème. Je voulais surtout trouver une autre façon, un nouveau regard sur ce genre. Comment faire quelque chose de différent, comment recréer cette atmosphère érotique, sans la nudité ? Il y a eu tellement de films. Que pouvais-je apporter de plus ? Pas grand chose. Surtout ces deux dernières années avec Kechiche ou Von Trier qui n’ont pas hésité à filmer de façon plutôt crue. Je ne voulais pas être en compétition avec eux, chercher à mettre la barre plus haute. Même si j’aime beaucoup leurs deux films.
Le cinéma de genre permet de jouer sur la stylisation.
Le fait que vos personnages soient lesbiennes reste assez anecdotique. Vous paraissez plus concerné par la question de l’engagement dans une relation.
P. S. : Dans mon esprit, elles ne sont pas vraiment lesbiennes. C’est une sorte de monde parallèle où il n’y a pas de label « hétéro », « homo »… Techniquement, oui. Mais sociologiquement, j’ai souhaité créer une sorte de nouveau monde où il n’y aurait pas de question de genre ou d’orientation sexuelle.
Quand on normalise leurs pratiques (sadomasochistes – ndlr), cela cesse de devenir sensationnel. Ce qui m’intéressait était la dynamique de leur couple. Je ne voulais pas évoquer leur passé, chercher des explications… Je voulais quelque chose de simple : tu aimes une personne, mais celle-ci a une façon très différente d’exprimer cet amour sexuellement. Comment négocier le désir ? Comment rester lorsque le sexe devient planifié et aussi contrôlé ?
J’ai donc été intéressé par ce que l’on consent à faire, les compromis que l’on concède pour que la relation fonctionne. J’ai été concerné par cette question de la contrainte : cela aurait très bien pu être un film sur l’amour à distance, sur deux personnes qui sont urophiles, sur une histoire où l’un des deux souhaite fonder une famille tandis que l’autre n’en est pas là. Il y a toujours un décalage dans le couple, ce qui m’intéresse est comment le faire marcher.
Plus on observe Cynthia, plus on perçoit son malaise s’accroître. En dépit de ses sentiments…
P. S. : Le problème de la situation est qu’elle ne tire aucun plaisir de leur routine. Si c’était le cas, leurs mises en scènes pourraient durer très longtemps. Elle ne ferait jamais cela si Evelyn ne le lui demandait pas. Cynthia serait sûrement épanouie dans une sexualité vanille. Elle fait tout cela pour rendre Evelyn heureuse. Elle lui est dévouée par amour et cela finit par l’ennuyer. Elle se sent désirée mais pas épanouie.
Ce qui est intéressant est que, même si Cynthia porte le rôle dominant dans leurs jeux, elle n’est pas le leader dans la relation. Evelyn l’est, c’est elle qui a le contrôle de cet artifice… Tandis que Cynthia devient presque l’esclave de cette condition.
P. S. : Oui, c’est ce que je souhaitais explorer. Ce paradoxe dans le contrôle et le pouvoir. C’était aussi une manipulation des spectateurs de ma part. En voyant le film, on éprouve d’abord de la compassion pour Evelyn, obligée de nettoyer les vêtements… Puis cela change complètement et l’on finit par être en empathie avec Cynthia, qui est obligée de l’y contraindre. J’ai voulu conserver les mêmes rituels mais changer le point de vue en cours de route.
The Duke of Burgundy débute comme un film d’horreur mais devient rapidement un conte de fées assez mélancolique. Il n’y a aucun indice de lieux et de temps, elles vivent coupées du monde, dans une atmosphère très victorienne…
P. S. : Oui, je souhaitais utiliser des éléments exotiques, créer un monde artificiel. On ne sait même pas comment elle gagne leur vie. Le fait d’avoir tourné le film en automne renforce la dimension mélancolique.
Aviez-vous déjà ce cadre à l’esprit au moment de l’écriture ?
P. S. : Au départ, dans le premier jet, elles vivaient en ville. Le cadre est arrivé plus tard. Les faire vivre dans un appartement du Sud de Londres… Quelque chose ne fonctionnait pas à mes yeux.
En restant hors du temps et hors du monde, le spectateur reste focalisé sur les personnages et sur leur histoire… Sans les enjeux sociaux.
P. S. : C’est pour ça que je ne voulais pas évoquer leur vie professionnelle. Quand le métier s’en mêle, les éléments sociaux interfèrent. Et je préférais que l’on se focalise sur leur relation. Le monde dans lequel elles vivent est tellement artificiel que l’on cesse de s’interroger.
Pourquoi faire de votre personnage une collectionneuse de papillons ?
P. S. : C’est peut-être une symbole. J’aime le côté exotique, sensuel, tactile. Il y a une véritable esthétique autour des sciences naturelles. Je pense notamment à Jean-Henri Fabre, un célèbre scientifique spécialisé en entomologie (étude des insectes – ndlr). J’aimais cette atmosphère, cette ambiance très méticuleuse… Alors que l’amour, lui, ne peut pas être étudié, contrôlé de façon méticuleuse. Peut-être est-ce une sorte de fétichisme de ma part, je ne sais pas…
Il y a peut-être une sorte de fétichisme aussi dans votre attention aux détails… Vous faites même figurer la mention « parfumée par Je suis Gisela » dans votre générique d’ouverture… C’est quelque chose d’assez inédit de nos jours.
P. S. : Cela se faisait beaucoup à l’époque. Je me suis souviens d’un film avec Audrey Hepburn, où son parfum (Givenchy) était mis en avant.. Pour ce film, cela me paraissait justifié pour ce film. Le générique est un moment où l’on peut mentir et jouer encore plus sur les artifices, pour activer les sens du spectateur.
Pour jouer Cynthia, il vous fallait une comédienne capable d’apparaître très stricte au départ avant de laisser transparaître toute sa sensibilité… Sidse Babett Knudsen (After the wedding) est formidable dans ce rôle. Comment avez-vous pensé à elle pour l’interpréter ?
P. S. : Ce n’est pas mon idée. Mon agence de casting m’a proposé plusieurs actrices et la plupart ont refusé. Je voulais une actrice ayant la quarantaine qui ne refuserait pas de jouer ces scènes très intimes. Quand on a envisagé Sidse, je n’avais même pas espoir qu’elle accepte. Mais elle était audacieuse et a accepté ! J’ai pu m’appuyer sur une actrice aussi talentueuse qu’elle et suivre sa transformation, sans tomber dans le pastiche. Elle a su éviter ce piège-là.
Pour votre prochain film, auriez-vous envie d’explorer d’autres genres ?
P. S. : Avec chacun de mes films, je n’ai jamais fait de plan. Mais qui sait ? Pour l’instant, je suis en phase de réflexion. Je ne ferai rien de très « pop », c’est certain. Je serais ravi de faire quelque chose de très réaliste, si cela sert un propos. Mais le cinéma de genre a cet avantage de permettre de jouer sur la stylisation. Je travaille actuellement sur un scénario mais je ne sais pas encore si cela se fera ou pas.
Propos recueillis et édités par Thomas Périllon pour Le Bleu du Miroir, le 27 Avril à Paris.
Remerciements : Peter Strickland, Thomas Creveuil, The Jokers