LYNNE RAMSAY
Carte blanche est notre rendez-vous pour tous les cinéphiles du web. À nouveau, Le Bleu du Miroir accueille un(e) invité(e) qui se penche sur un thème cinématographique ou audiovisuel qui lui est cher. Pour ce quarante-troisième épisode, nous accueillons parmi nous Léa Bodin, journaliste pour le site Allociné. C’est un portrait qu’elle a désiré nous proposer, celui d’une cinéaste contemporaine majeure, qui porte une œuvre radicale. La portée féministe du regard de la cinéaste Lynne Ramsay, ceci après un vif débat autour du livre d’Iris Brey, lui a semblé aussi nécessaire que logique.
Carte Blanche à… Léa Bodin
Difficile exercice que celui de la carte blanche car il faut faire un choix, et donc renoncer. Renoncer par exemple à Gladiator, à tout Kubrick, à Johnny Guitar ou à Titanic. Après avoir hésité longuement entre Madame a ses envies, d’Alice Guy, découvert il y a peu et qui m’a subjuguée, et les films Lynne Ramsay, j’ai finalement choisi de parler de Lynne Ramsay. Déjà, parce qu’il était très important pour moi de mettre en avant l’œuvre d’une cinéaste. Ensuite, parce que son travail raconte beaucoup du regard féminin.
Et de sa possible brutalité. L’adage tend à considérer que le regard féminin doit être associé à une certaine forme de douceur, de délicatesse, et que les réalisatrices dont l’œuvre est imprégnée d’une forme brute de violence relèvent de l’exception. Il serait temps qu’on le comprenne et qu’on l’admette : il n’en est rien. Quand d’aucuns disent d’une cinéaste qu’elle fait des « films de bonhomme », des « films qui ont des couilles » ou un « cinéma masculin », comme c’est souvent le cas par exemple pour Kathryn Bigelow, Karyn Kusama ou Lynne Ramsay, ils sont dans le contresens le plus total.
Les quatre longs métrages de Lynne Ramsay, depuis Ratcatcher jusqu’à A Beautiful Day en passant par Le Voyage de Morvern Cellar et We Need To Talk About Kevin font montre, au contraire, d’une brutalité que je crois être fondamentalement féminine. Pour le dire autrement, seule une femme, de mon point de vue, est capable de rendre compte de la dureté du monde avec une telle acuité et un telle force.
Prenons We Need To Talk. Je n’arrive pas à penser à un seul réalisateur qui aurait pu se saisir de cette histoire et la pousser si loin formellement pour nous entraîner si franchement vers une sensation de malaise absolu. Lynch peut-être ? C’est un film très antipathique, personne d’autre que Lynne Ramsay n’aurait pu mettre en scène ce rapport malade entre une mère et son fils comme elle le fait.
Lynne Ramsay est une cinéaste surdouée, mais elle est une femme et on lui met en conséquence des bâtons dans les roues. A deux reprises, elle a quitté la navire (sur Lovely Bones et Jane Got A Gun, abandonné à la veille du tournage), parce que si l’on n’embarque pas avec elle, à quoi bon faire le voyage ? Ses films sont réalisés en très peu de temps, avec de très petits budgets, et sans concession.
Ce qui me frappe aussi beaucoup, c’est sa manière de toujours créer une forme unique de narration, toujours très ancrée dans l’intime et très sensorielle. On sent qu’elle a digéré les influences de maîtres comme Lynch, justement, mais aussi Kubrick, Hitchcock ou Fassbinder, mais que ses films produisent un matériau très novateur et très marqué par sa formation et son expérience de photographe. C’est Kubrick, par ailleurs, qui disait : « Le vrai changement arrivera quand on libérera enfin la structure narrative » ; Lynne Ramsay, de film en film, lui donne raison.
Lynne Ramsay écrit toujours le scénario de ses films, même lorsqu’ils sont adaptés (seul Ratcatcher est né d’un scénario original) et elle discute très en amont avec son chef opérateur et son ingénieur du son. « J’ai toujours un temps de préparation très court, cinq ou six semaines, donc l’écriture est le moment où je peux vraiment penser à ce que le film va être », explique-t-elle. Après, elle avance à l’instinct avec la volonté « d’aller, à chaque nouveau film, dans des directions différentes, mais toujours dans la recherche, pour le spectateur, de l’émotion et de l’immersion dans l’expérience cinématographique ».
Enfin, il n’est pas de grand cinéaste qui ne soit pas un grand directeur d’acteurs et jamais Joaquin Phoenix ou Tilda Swinton, qui sont pourtant tous deux des comédiens de génie, n’auront autant crevé l’écran que sous la direction de Lynne Ramsay dans ces rôles de marginaux déchiquetés par la vie que sont le personnage de Joe dans A Beautiful Day et d’Eva dans We Need To Talk. La prestation de Samantha Morton dans la peau de cette jeune femme qui découvre un matin le corps de son compagnon qui s’est suicidé et gît sur le carrelage de la cuisine, est elle aussi sublime.
Traversés par les thèmes de la culpabilité, du deuil, de la solitude et de la mort, les films de Lynne Ramsay le sont en outre par un questionnement sur l’enfance et la jeunesse. Comment survivre lorsqu’on grandit dans un monde hostile comme le nôtre, que Lynne Ramsay qualifie même de « fou » et de « sordide dans une certaine mesure » ? Sa réponse est un cinéma authentique, parfois imparfait, dense et plein de textures, à la fois très dur et poétique. Je trouve ça fantastique. J’adore ça.
Léa Bodin
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