RAY YEUNG | Interview
Découvert en France avec Un printemps à Hong-Kong (Suk Suk), Ray Yeung confirme tout son talent avec la sortie de Tout ira bien, le 1er janvier 2025. Nous avions découvert le film lors de la dernière Berlinale en section Panorama et depuis, il n’a cessé de nous hanter avec la grâce de son écriture et sa capacité à dépeindre des populations âgées au sein d’une communauté LGBTQIA+ toujours mise à mal dans la société Hong-kongaise. Nous avons pu recueillir les mots de Ray Yeung lors de son passage à Paris pour la promotion du film, et discerner toute la douceur et la détermination d’un auteur devenu majeur en Extrême-Orient.
Votre travail a été découvert en France à l’occasion de la sortie d’Un printemps à Hong-Kong, pourriez-vous nous dire quelques mots sur vos films précédents, inédits sur notre territoire ?
Ray Yeung : J’ai fait le premier quand j’habitais encore à Londres, et à ce moment là on peut dire que la communauté asiatique était très peu représentée à l’écran, particulièrement les gays d’origines asiatiques. Quand il y avait une représentation de cette population, elle était toujours négative. Cut Sleeve Boys (2006) a été réalisé dans cet état d’esprit-là. Je voulais montrer ce que cela voulait dire pour un Asiatique de vire en Occident. Mon deuxième film, je l’ai créé quand je suis parti finir mes études de cinéma à Colombia, aux Etats-Unis. Je suis resté à New-York après ça et j’ai pu réaliser Front Cover (2015). L’histoire est ici très proche de la mienne. En effet, j’ai grandi dans un internat en Angleterre, où j’ai expérimenté beaucoup de problèmes autour de mon identité, à force d’essayer de me fondre dans la norme. Le scénario était très centré autour de l’idée du rejet de ses origines pour le personnage principal.
Vous avez fait des études de droit et pratiqué au sein d’un cabinet d’avocats pendant quelques années. Diriez-vous que cette expérience a eu un impact significatif sur l’écriture de Tout ira bien ?
Et bien, tout d’abord, l’idée du film m’est venue en fréquentant les communautés LGBTQIA+ à Hong-kong et plus précisément des personnes qui avaient de gros problèmes liés à des héritages et à leurs droits autour de cela. Certaines de leurs histoires ressemblaient beaucoup à celle que j’ai raconté dans Tout ira bien. Tout est ici organisé par les cabinets d’avocats, la thématique de la loi est très centrale et structurante dans l’histoire. C’est vrai que ma propre expérience juridique m’a permis de comprendre plus facilement toutes les ramifications de ces histoires et de m’y sentir plus à l’aise. Ce n’était pourtant pas quelque chose de calculé, d’écrire une histoire en relation à mon éducation, c’était plus inconscient. J’ai du aussi faire plus de recherches malgré tout. Je suis allé rechercher la parole de plusieurs avocats, pas seulement les premiers rencontrés, pour mieux cerner la problématique. Il est aussi question de décrire le système légal hong-kongais, qui ne reconnaît aucunement les droits à la succession des couples homosexuels, encore à l’heure actuelle, comme il n’y a pas la possibilité non plus de se marier quand on est du même genre.
Un printemps à Hong-Kong et Tout ira bien partagent un même intérêt pour des personnages âgés au sein de la communauté LGBTQIA+. Pourquoi avoir voulu regarder plus précisément ces hommes et ces femmes-là ?
En fait, l’idée de ce regard pour les deux films est venue de façon assez différente. Pour Un printemps à Hong-Kong, j’avais lu un livre et lu des entretiens avec des hommes gays d’un certain âge pour mes recherches, qui avaient inspiré l’écriture du scénario. Je ne ressentais pas le besoin à ce moment-là d’écrire autre chose de similaire sur des personnes âgées. Mais il se trouve que j’ai rencontré par hasard ces femmes impliquées dans des affaires de succession, et dans une forme de privation de leurs droits, et c’est ce qui a inspiré mon envie de tourner Tout ira bien.
Au delà de ça, j’étais frappé par l’absence presque totale de représentation de cette classe d’âge à l’écran, et cela de façon générale, pas juste pour la communauté LGBTQIA+. Ces anciennes générations sont très régulièrement reléguées à l’arrière-plan, même pour des histoires plus centrées sur des hétérosexuels. Le peu de fois où cela arrive, cela ne semble ni réel ni réaliste, ça sonne faux. Dans nos sociétés, les gens vivent plus longtemps qu’auparavant, tout le monde vit de plus en plus vieux, et malgré tout je pense qu’on ne change pas tant que ça en vieillissant. Nous avons toujours les mêmes rêves et les mêmes désirs. Dans Un printemps à Hong-Kong, les deux protagonistes sont dans la soixantaine, mais ils ont toujours envie d’être attirants et qu’on leur montre de l’affection, notamment sexuellement. Ce type de considération, à mon sens, n’est pas assez montré au cinéma.
En effet, de nombreux cinéastes ressentent ce même besoin de représenter des populations plus âgées dans leurs films, comme Li Ruijun en Chine ou Alejandro Loayza Grisi en Bolivie. C’est un peu comme si les films communiquaient entre eux à l’échelle de la planète.
Oui, c’est comme s’il y avait une synergie, les gens ressentent cela fortement. Dans mon histoire, cette génération de personnes âgées est le première à pouvoir vivre librement son homosexualité, car pendant de très nombreuses années ils ont du se cacher pour vivre leur vie intime. Dans de très nombreux pays, cela reste encore illégal et cela force à rester « in the closet ». Véritablement, c’était pour moi le type d’histoires qu’il fallait raconter à leur propos, comme une forme de libération après tant de décennies à devoir se cacher du reste de la société.
Cela doit être une combinaison de narration, bien sûr, mais aussi la musique et le son pour créer un univers spécifique dans lequel le public peut pénétrer et s’immerger.
Pourquoi avez-vous choisi de ne pas montrer tout le processus du deuil dans le film, et de davantage concentrer le regard sur l’aspect légal ?
Je pense que ce n’est pas le plus important, de montrer la mort et le deuil, car le cinéma n’est pas qu’une question de visuel. Cela doit être une combinaison de narration, bien sûr, mais aussi la musique et le son pour créer un univers spécifique dans lequel le public peut pénétrer et s’immerger. Ma conviction est qu’avec les indices qu’on lui donne, il doit pouvoir combler les trous de l’histoire et créer sa propre vérité sur l’histoire racontée. S’il est important de décrire une situation, il arrive un moment où l’on doit « sortir de la pièce » pour laisser le spectateur donner sa propre interprétation et ne pas tout raconter dans le détail. Cela permet à chacun de faire son film à partir d’une base commune qu’il s’approprie plus entièrement. La gestion du deuil est de toute façon différente chez chaque personne. Pour moi, ça n’a aucun intérêt de montrer une femme assise sur une chaise en train de pleurer, ou de montrer explicitement quelqu’un en train de mourir. Ne montrer que le début et l’après permet de véritablement entrer dans l’histoire et la faire sienne. Vous avez tous et toutes suffisamment d’informations pour faire le pont entre ces deux moments et définir ce processus du deuil à votre manière.
Comme dans Un printemps à Hong-Kong, nous retrouvons Tai-Bo au casting. Ce choix s’est il imposé de lui-même ou bien était-ce plus complexe ?
Dans le film précédent, ce fut un très long processus. J’ai passé des mois à auditionner des hommes de ce groupe d’âge sans trouver quelqu’un qui corresponde et qui accepte de tourner les scènes d’amour nécessaires à l’histoire. Cela a pris une année entière pour trouver Tai-Bo, et ce fut une très bonne expérience de tournage et de travail. Au moment de l’écriture de Tout ira bien, je voulais le retrouver au casting. C’est lui que j’avais en tête dès le départ. On peut dire que le rôle a été écrit pour lui, je savais qu’il serait parfait. C’était ironique et assez super de le placer dans une position à l’opposé de ce qu’il avait joué précédemment. De plus, il y a comme une permutation dans les rôles, parce que Petra (qui joue Angie) était aussi dans Un printemps à Hong-Kong. Elle jouait sa femme, donc il y a une véritable inversion pour eux deux qui me plaisait beaucoup.
Pour le reste du casting, ce fut surtout difficile de trouver l’actrice qui allait jouer Pat à cause du fait que la majorité des comédiennes de cet âge sont retraitées à Hong-Kong. Il fallait trouver une femme entre 60 et 70 ans prête à jouer le rôle, et la plupart de celles qui sont toujours en activité travaillent plutôt pour la télévision. Elles sont plutôt habituées à jouer des rôles de grands-mères, dans un tout autre registre que ce que je pouvais leur proposer. C’était du coup très difficile de trouver une personne à Hong-Kong pour jouer un rôle moins dans le maternel et plus dans l’exubérance. J’ai du regarder d’anciens films, et je suis tombé sur Maggie. J’ai du la convaincre de sortir de sa retraite et de jouer un rôle de lesbienne, ce qu’elle n’avait jamais fait dans sa carrière.
Elle est merveilleuse dans le film, c’est comme si son énergie demeurait dans le film, très longtemps après qu’elle disparaisse.
Oui, et c’est très intéressant, car pour un public hong-kongais, comme elle était très connue dans sa jeunesse, son « aura » reste dans le film. Ce qui est étonnant, c’est que la même réaction m’a été rapportée quand le film a été vu par un public occidental. C’est exactement comme ce que vous venez de dire, et cette fois ce n’est pas à cause de sa renommée. Dans ce cas, c’est purement la qualité de son jeu et la présence incroyable dont elle fait preuve qui réussissent à créer cet impression, et je trouve cela vraiment passionnant que des raisons différentes créent le même sentiment.
Il y a de nombreuses similarités entre le cinéaste Anthony Chen et vous. Il a grandi à Singapour, puis tout comme vous, il a émigré en Angleterre pour ses études. Il disait tenir absolument à retourner sur son île pour faire des films en Mandarin et raconter les histoires propres à cette société. N’est-ce pas ce que vous vouliez faire également en tournant à Hong-Kong en Cantonais ?
Oui, et tout d’abord c’est la langue de ma mère. Ensuite, il faut savoir que la plupart des films produits à Hong-Kong sont très commerciaux et pensés en fonction du box-office. Quand on travaille de cette manière, il faut construire ses films avec des éléments précis qui répondent à une certaine logique financière. Moi, je voulais explorer différentes strates de la société et ne pas m’arrêter à quelque chose de trop formaté. Ma volonté n’était donc pas de faire quelque chose qui soit dicté uniquement par sa fonction divertissante. J’avais envie de plus parler d’humanité dans mes films. C’est le cœur de ma démarche depuis que j’ai décidé de rentrer à Hong-Kong pour y faire des films.
L’utilisation du Cantonnais c’est aussi la possibilité de revenir à mes propres racines et cela donne au film une tonalité très locale, une authenticité impossible à atteindre sinon. Depuis dix ans, à Hong-Kong, il y a de nombreuses évolutions, on parle plus le Mandarin par exemple, ce qui a tendance à marginaliser la pratique du Cantonnais. Ce que j’essaie de faire à ma manière, c’est de préserver cet héritage lié à la langue. Cela fait partie de la mission que peut remplir un film, travailler à cette préservation culturelle.
C’est sans doute ce qui est le plus dur dans cette situation, de passer toute sa vie avec quelqu’un, à construire toute cette confiance, et à la fin avec cette disparition, c’est tout un édifice de confiance qui s’écroule.
Il y a dans le film un travail sur le doute qui grandit chez Angie, qui finit presque par remettre en cause tout ce qu’elle croyait savoir sur sa relation avec Pat. Comment avez-vous travaillé pour réussir ces moments déterminants dans l’histoire du film ?
Tout commence vraiment avec les discussions que j’ai pu avoir avec les véritables personnes qui ont subi ces histoires. Pour ces femmes, ce fut une énorme surprise quand leurs partenaires ont disparu, et la façon dont les familles se sont mises à les traiter. L’attitude a immédiatement changé, du jour au lendemain. Elles venaient non seulement de perdre leur compagne, mais également leur identité. Jusqu’ici, elles ont toujours été traitées avec respect par ces familles, et avec la mort de leur femme, elles sont devenues instantanément des inconnues. Par la suite, elles en sont venues à perdre leur propre respect pour elles-mêmes, voire leur dignité. C’était comme si elles devaient prouver que leurs histoires d’amour avaient été bien réelles, ce qui a pu générer une blessure très profonde. Pour Angie, j’ai voulu construire l’histoire en plusieurs étapes, perte après perte, pour montrer tout ce qu’elle a du affronter après le décès de Pat. C’est sans doute ce qui est le plus dur dans cette situation, de passer toute sa vie avec quelqu’un, à construire toute cette confiance, et à la fin avec cette disparition, c’est tout un édifice de confiance qui s’écroule.
Dans Un printemps à Hong-Kong, l’accent était mis sur le chef de famille, la figure patriarcale. Ici, c’est l’exact opposé. Écrire une histoire sur un couple lesbien était-il important pour vous après une histoire majoritairement masculine ?
Je n’ai pas vraiment réfléchi à ça de cette manière, mais disons qu’il fallait que ce soit deux femmes, car une histoire comme celle-ci n’était pas possible à écrire avec deux personnages masculins. Cela pour une raison très simple : si c’était le cas, la relation aurait commencé dans les années 1980, qui était encore plus conservatrice, et il est impossible de penser se faire rencontrer les familles comme on le voit dans le film. Personne n’aurait pu croire que deux hommes vivaient ensemble comme le font Angie et Pat sans avouer la nature de leur relation. Deux femmes peuvent vivre ensemble, passer pour des amies, sans que cela attire les commentaires de leurs familles. Toute la question est donc autour du fait d’être ouvertement « en dehors du placard » ou pas, ce qui n’était pas possible dans un moment aussi conservateur. Le mensonge, étrangement, fonctionne à Hong-Kong pour deux femmes. C’est la raison principale qui a guidé mon choix sur le genre des personnages dès l’écriture.
Quel message vouliez-vous faire passer sur la famille traditionnelle à Hong-Kong, et notamment sur la façon dont communiquent les différentes générations que l’on retrouve dans le film ?
C’est drôle parce que la plupart des films chez nous, quand ils montrent des familles, elles sont toujours heureuses, avec une fin joyeuse, alors que dans mon expérience c’est toujours le chaos ! Dans les films, ces discussions autour d’une grande table finissent par des solutions sages et raisonnées, alors que dans la réalité c’est tout autre chose. On a tendance à glorifier les relations familiales dans les films asiatiques, c’est tout du moins mon constat. Avec mon film, je ne nie pas complètement ça mais du moins je questionne cela. Ce que je voulais montrer dans mes films, c’est que tout ne se règle pas aussi facilement dans la vie, c’est bien plus complexe. C’est un peu comme au Parlement, il y a des luttes âpres, rien n’est vraiment parfait.
Propos recueillis, édités et traduits par Florent Boutet pour Le Bleu du Miroir