À LA RECHERCHE DES FILMS INVISIBLES
La ressortie inespérée de La Maman et la putain de Jean Eustache ce 8 juin 2022, quarante-neuf ans après sa sortie initiale, nous a donné envie de nous pencher sur des films ayant connu un sort moins favorable et restant toujours – pour l’instant en tout cas – invisibles. Il est curieux de constater qu’à l’heure actuelle, alors que les catalogues de films de patrimoine n’ont jamais été aussi faciles d’accès, certains titres font de la résistance. Pourtant, les plates-formes de VOD et SVOD consacrées au films « de patrimoine », en gros datant de plus de vingt ans (la dernière en date étant celle de Gaumont), ne cessent de se développer. En plus des MyCanal, Mubi et autres FilmoTV, on annonce pour la fin de l’année l’arrivée du géant Paramount qui viendra compléter une offre d’ores et déjà pléthorique. Sans parler du support physique, qui poursuit contre vents et marées ses parutions à destination principalement des cinéphiles après la désaffection du grand public, et bien entendu des reprises de classiques du cinéma qui fleurissent dans toute la France, grâce à notre réseau de salles, le plus dense par habitant au monde, et grâce aussi à la persévérance de certains distributeurs et/ou éditeurs amoureux du cinéma comme Marc Olry (Lost Films) et Vincent Paul-Boncour* (Carlotta).
Prise de conscience
Le cinéma n’a pas toujours eu conscience de sa propre fragilité. La moitié de tous les films américains produits avant 1950 et 90 % de tous les films muets datant d’avant 1929 ont irrémédiablement disparu, principalement à cause des pellicules nitrate utilisées, hautement inflammables, mais aussi à cause du syndrome du vinaigre. Si tous ces films n’étaient pas forcément d’une grande valeur, il n’empêche que ce constat, dressé par la Film Foundation créée par Martin Scorsese, fait froid dans le dos. Des décennies se sont écoulées avant que le cinéma, art forain à l’origine, ne soit finalement considéré comme un art, et ensuite que cet art soit préservé. Il a fallu des gens comme le réalisateur américain pour prendre conscience de cet état de fait, et surtout agir : Scorsese a créé cet organisme dès 1990 et a permis de tirer des centaines d’œuvres de l’oubli, pas seulement des films américains mais du monde entier.
On a pu constater tout au long de son histoire (certes courte par rapport à d’autres arts) à quel point le cinéma a la mémoire sélective et courte. Et sa fragilité ontologique n’est pas seule en cause. Mariés pour le meilleur comme pour le pire, l’art et l’argent ne font pas toujours bon ménage. Et dans le domaine du cinéma, la jungle des droits reste souvent impénétrable. Ce problème empêche certaines œuvres de retrouver le chemin des salles (comme cela a longtemps été le cas pour le film de Jean Eustache). Dans les faits, la propriété intellectuelle perdure soixante-dix ans après la mort de l’artiste, et est aux mains des ayants droit. Mais encore faut-il les trouver, ce qui n’est pas toujours possible. Parfois, on les trouve mais ils ne veulent rien entendre. Là encore, des passionnés s’activent pour faire bouger les lignes. Missing Movies, une organisation dont la mission est de « trouver du matériau perdu, débloquer les droits, et militer pour la mise en place de lois et de pratiques permettant de rendre disponible à tous toute l’étendue de l’histoire du cinéma », a été créée fin 2021 aux États-Unis par des cinéastes, des distributeurs et des cinéphiles. On verra sur la longueur les résultats de son action.
De nombreux autres problèmes peuvent bloquer la diffusion de films. Par exemple, deux auteurs peuvent être fâchés, comme ce fut longtemps le cas entre Pierre Étaix et Jean-Claude Carrière, empêchant la diffusion de l’œuvre du premier. Le matériel peut avoir disparu, ou l’utilisation d’une chanson non ou mal négociée au moment de la sortie du film peut entraver sa réédition. Enfin, un désaccord entre le réalisateur et la production peut amener cette dernière à imposer son montage et le premier à renier son film.
Coup de fouet
L’arrivée du numérique a donné un coup de fouet à la restauration des œuvres cinématographiques et a rendu possible leur diffusion en salles et sur support physique souvent dans de meilleures conditions que lors de leur sortie initiale. En effet, avec l’arrivée de l’ultra HD et des téléviseurs 4K, les plus belles restaurations permettent de savourer les films dans des conditions qui étaient impossibles lors de leur exploitation initiale en 35 mm (voir par exemple le récent coffret de la trilogie du Parrain de Francis Ford Coppola ou la réédition en UHD de Chantons sous la pluie).
En attendant de voir renaître des pépites (oubliées ou non), voici une liste (non-exhaustive bien entendu) de films qui manquent à l’appel et dont la redécouverte permettrait de combler un manque. Attention, ces films ne doivent pas être confondus avec les projets non tournés (catégorie à part entière que Simon Braund a eu la belle idée d’explorer dans un livre indispensable : Les plus grands films que vous ne verrez jamais.) Les films invisibles ne doivent pas non plus être confondus avec les films inachevés, dont certains sont abordés dans cet épisode de l’excellent podcast Soyez sympas… Rembobinez. Alors, c’est parti pour notre petite sélection.
Maintenant que La maman et la putain est disponible (et que l’œuvre entière d’Eustache le sera prochainement), on peut mettre tout en haut de notre liste le fameux film de Jerry Lewis, sans doute l’un des plus attendus par les cinéphiles du monde entier. Film maudit par excellence, cette œuvre de Jerry Lewis a souffert de graves problèmes de financement qui l’ont empêché d’être terminé. Avec Lewis en personne au casting, ainsi que Pierre Étaix, il raconte l’histoire d’un clown de cirque allemand déchu qui est arrêté par la Gestapo et enfermé dans un camp nazi pour prisonniers politiques après s’être moqué d’Adolf Hitler dans un bar. Avant sa mort en 2017, Lewis a donné sa copie personnelle à la Bibliothèque du Congrès américain, avec l’instruction expresse de ne pas le montrer avec juin 2024. Mais tant que le litige avec les ayants droit du scénariste Joan O’Brien n’aura pas été réglé, le film ne pourra pas être diffusé librement dans les salles du monde entier, ni exploité sur support physique.
Cette histoire d’amour entre un journaliste et une jeune fille pyromane, réalisée par Jean-Gabriel Albicocco, a été bloquée pendant presque trente-cinq ans pour des raisons de droit avant d’être diffusée dans le « Quartier Interdit » de Jean-Pierre Dionnet sur Canal+. Le film reste malgré tout invisible, et des sources bien informées le disent à la hauteur du récemment redécouvert La Traque (1975).
Connu chez nous sous le titre Le Démon des femmes, c’est le chef-d’œuvre perdu de Robert Aldrich. Carlotta l’avait sorti en salles en 2009 mais n’arrive pas à l’éditer sur support physique en raison de problèmes de droit. À part une édition en DVD doublée en italien, une bonne copie sur un DVD américain All zones dans la collection Warner Archive sortie en 2011, hélas dénuée de sous-titres, et une offre en VOD chez FilmoTV, le film est indisponible alors qu’il mériterait amplement un coffret ultra collector comme sait bien les faire Carlotta.
Visible uniquement dans une copie dégradée sur Internet, ce film de 1969 ne faisait pas partie de la rétrospective consacrée par Mauro Bolognini par la Cinémathèque française en 2019. C’est bien dommage car il s’agit d’un film unique et inclassable sur l’amour libre, bénéficiant en plus d’un des meilleurs scores d’Ennio Morricone (et ce n’est pas peu dire).
Signé Juan Luis Bunuel, sorti en 1973, ce film fantastique franco-italien avec Françoise Fabian et Jean-Marc Bory intrigue hautement. Seule une horrible copie doublée en allemand est visible sur Internet.
Le film perdu de Murnau. Et l’un des plus recherchés parmi les films muets. La seule copie restante aurait été jetée par une des actrices du film, Mary Duncan, alors qu’elle l’avait empruntée à la Fox et qu’elle pensait que le studio en avait d’autres (sic).
Film le moins connu de la carrière de Michael Mann, qu’il a lui-même désavoué après que le studio a rejeté son premier montage de trois heures et trente minutes. L’hypothèse de voir sortir un jour une version director’s cut semble hautement improbable. On se contente depuis d’une copie parue en DVD en 2020 en Australie et de la version charcutée en VOD. La version DVD contient la musique composée par Tangerine Dream qui avait été remplacée par une autre bande originale, en raison de problèmes de droits, sur toutes les versions sorties jusqu’alors en streaming (seule la version diffusée par Netflix UK et Irlande contenait la bonne BO). Et la BO originale du film n’a été éditée pour la première fois qu’en 2020 ! Autant dire que le film est en général exclu des rétrospectives Mann.
Ce film de Richard Brooks avec Diane Keaton et Richard Gere n’a jamais été édité nulle part en raison de problèmes de droits sur la musique. Et c’est bien dommage, car son sujet (une institutrice qui écume les bars la nuit pour rencontrer des hommes abusifs) est plutôt intriguant.
Énorme chef-d’œuvre mutilé, la version intégrale de ce remake du film de 1937 a été détruite à jamais. En effet, le film a été amputé de trente minutes avant sa sortie par la Warner contre l’avis du réalisateur George Cukor. Les cinéphiles se sont fait plusieurs fausses joies au cours des dernières décennies. On a essayé en 1983 de compléter le film avec des photos, une piste son miraculeusement retrouvée, mais il manque encore douze minutes sur les 182 que comptait le film lors de sa sortie officielle (196 lors de son avant-première). Il existe un ouvrage passionnant et très émouvant, en anglais, par Ronald Haver, relatant la naissance, la destruction et la restauration du film de 1983 (la plus complète à ce jour et la seule que l’on peut trouver au format physique, la version initiale sortie en salles, d’avant restauration, n’a été éditée qu’en VHS). Dans son Dictionnaire du cinéma, Jacques Lourcelles écrit : « Sans pouvoir redonner au public la totalité initiale de l’œuvre (qui semble définitivement perdue), elle (la restauration) a apporté une sorte d’enrichissement au propos même du film. Ses séquences reconstituées de bric et de broc et d’une façon souvent touchante constituent en elles-mêmes un commentaire significatif sur Hollywood, sur son inconscience face à ses trésors et son propre génie. » George Cukor est mort la veille de la présentation officielle de cette restauration.
Ce film de conspiration politique signé par Jean-Claude Tramont, avec Annie Girardot, Jacques Dutronc et Jean Bouise, reste invisible. Il est pourtant tiré d’un roman de Pierre Boulle intitulé Le Photographe.
Une curiosité complètement oubliée avec Pierre Desproges, et une des rares occasions de le voir au cinéma.
Une « politique-fiction » bien mystérieuse !!
La fameuse comédie d’Elaine May, dont les frères Farrelly ont fait un remake avec Ben Stiller en 2007, reste invisible, ses droits bloqués par une compagnie pharmaceutique ne souhaitant pas les vendre pour l’instant. Cette cinéaste, âgée à ce jour de 90 ans, mériterait pourtant une redécouverte de toute urgence, tant son œuvre en tant qu’humoriste, scénariste, réalisatrice, autrice de théâtre, comédienne, et ghost writer pour les plus grands, mérite le détour.
Le cas des films de Claude Chabrol est complexe. Selon cet article de Télérama : « Pierre-Richard Muller a acheté, en toute légalité, le catalogue (une quarantaine de films) du producteur André Génovès, collaborateur de Claude Chabrol de 1967 à 1976, la décennie la plus féconde du cinéaste (Les Biches, La Femme infidèle, Que la bête meure, Le Boucher…). Un trésor négligé par un producteur qui ne respecterait pas tout à fait ses engagements contractuels (restaurations optimales, reddition des comptes, édition de DVD, renouvellement des contrats…), ce qui compromet la rétrospective que voulait organiser la Cinémathèque française pour l’anniversaire de la mort du cinéaste, disparu en 2010. Il se contenterait de lucratives cessions de droits aux chaînes qui diffusent ces chefs-d’œuvre. » En attendant, Les Biches, La Femme infidèle, Que la bête meure et Le Boucher sont disponibles en DVD mais dans des copies extrêmement médiocres.
Ce biopic de Valerie Solanas avec Lili Taylor réalisé par Mary Harron en 1996 reste invisible à cause de la faillite de sa société de production, alors qu’il a remporté un prix à Sundance et que les critiques ont été très bonnes.
Ces trois grands films font partie du catalogue d’une vingtaine d’œuvres appartenant au groupe pharmaceutique américain Bristol-Myers Squibb. En 1999, le groupe a accepté que des studios les éditent en DVD à partir des masters VHS (sic). Ces films sont donc difficilement accessibles et dans des copies très médiocres. À propos du Limier, Mankiewicz disait dans l’entretien avec Michel Ciment All about Mankiewicz disponible en bonus dans le coffret Carlotta sur le réalisateur : « Mon film doit être dans un entrepôt, entre des cachets d’aspirine et des boîtes de laxatifs. »