RICHARD LINKLATER | Rencontre
À l’occasion de la rétrospective « Cinéma, matière-temps« qui lui est consacrée au Centre Pompidou à Paris, le réalisateur Richard Linklater revient sur son parcours de Slacker à Boyhood en passant par la trilogie Before et Waking life, et évoque les éléments essentiels de sa filmographie (la parole, le temps, l’existence, les souvenirs). Rencontre.
La distribution de vos films en France a été très aléatoire, en dépit du succès de quelques œuvres de votre filmographie formant une véritable cohérence, loin de l’étiquette de cinéaste versatile et éclectique. Cette oeuvre que vous avez bâtie correspond-elle à ce que vous prévoyiez ?
Quand on débute, on a une vision de ce que l’on aimerait faire mais rien ne nous dit que cela se passera comme on le pense. Par exemple, je ne pensais pas que Slacker plairait au public américain. Je voyais ça comme quelque chose de plus européen – car je suis très influencé par les films européens – J’ai peut-être un côté outsider, à la marge, et je n’ai jamais emménagé à New-York ou Los Angeles. C’est à l’artiste de trouver l’environnement qui lui correspond. J’ai la chance d’avoir parfois des financements des studios hollywoodiens mais je ne cours pas après.
Vous avez fait le choix de la liberté, de l’indépendance… Était-ce plus important que d’être au cœur de l’industrie du cinéma ?
Je suis un peu allergique à Los Angeles, car j’ai beaucoup de mal à voir cette forme d’art (le cinéma – ndr) être traitée comme un business. Pour moi, les artistes qui réussissent là-bas sont vraiment minoritaires. Les réalisateurs qui ont grandi là-bas s’en sortent, mais les autres ont beaucoup de mal. Et puis j’ai de nombreux points d’attache à Austin, ma société de cinéma, mes proches…
On vous accole souvent l’étiquette de réalisateur existentialiste car vos personnages n’agissent pas beaucoup, mais ils existent beaucoup, de manière forte ou flottante. Cette idée d’existence est au cœur de votre cinéma.
J’essaie de montrer le côté chaotique qu’il peut y avoir quand on appréhende la vie. Il n’y a pas toujours d’histoire dans mes films mais le cinéma peut créer du sens, du lien. A l’école de cinéma, on nous dit que le cinéma c’est un medium d’action. Il faut montrer et ne pas trop montrer. J’ai immédiatement été en désaccord avec cette vision des choses. Parler, communiquer, c’est la vie. Je voulais que mes personnages puissent verbaliser ce qui leur passe par la tête.
Quand avez-vous pris conscience que le cinéma n’est pas seulement faire de belles images et raconter des histoires pour développer cette « matière-temps » qui fait l’essence de votre travail ?
Je pense avoir découvert le cinéma par mes propres moyens. Je pensais même que je serais écrivain plus tard. À travers mes études littéraires, je me suis inspiré des autres formes d’art quand j’ai commencé à m’intéresser au cinéma. La construction narrative en trois actes comme on peut la voir dans la majorité des films hollywoodiens ne me convenait pas, elle représentait une sorte d’ennemi, de modèle à éviter. Cela ne me permettrait pas d’exprimer ce que j’avais envie d’exprimer. Je ne voulais pas forcément réfléchir en termes d’intrigue mais en termes de temps.
Quand vous avez fait Waking life, vous étiez à la croisée des chemins. Et l’accueil du film a été très bon alors qu’il aurait pu rester underground…
Quand on a présenté le film à Sundance, j’avais mis tout l’argent que j’avais dedans et je pensais que ce serait mon dernier film. La présentation a été fantastique et la Fox a acheté les droits pour le distribuer. Quand on pense que Waking life a grillé la politesse à Shrek dans la course à l’Oscar du meilleur film d’animation…
J’ai la chance d’avoir pu bénéficier du développement du cinéma indépendant, c’était un peu l’âge d’or. Je suis ravi que des films comme celui-ci aient pu sortir. Il y a trente ans, ces films n’avaient pas moyen d’exister. Il ne faut rien prendre pour acquis car les marchés évoluent. On s’interroge énormément sur cette mutation actuelle.
Cette période vous parait donc révolue, pour une exploitation en salle notamment ?
Pour faire des films, c’est une sacrée époque. Mais pour les faire connaitre auprès du public, pour en faire la publicité et les amener en salle, c’est beaucoup plus compliqué car on a le sentiment que ça coûte beaucoup trop cher. Les distributeurs choisissent des films qui vont leur rapporter de l’argent de leur point de vue. Il devient de plus en plus compliqué pour les plus petits films d’avoir un impact culturel alors qu’il y a vingt ou trente ans, les films qui restaient n’étaient pas ceux qui cartonné au box-office, mais ceux, juste en-dessous, qui attiraient le public en salle et les amenaient à en parler entre eux. C’est peut-être comme ça que Slacker ou Dazed and confused sont devenus « cultes » pour certains Américains…
On compare souvent la trilogie Before au travail de Woody Allen ou d’Eric Rohmer, mais ces films sont finalement les plus « linklateriens » avec cette idée de déambulation et de personnages qui existent dans la parole et le temps. La mémoire et le souvenir reviennent sans cesse et la fiction et le souvenir se mêlent créant quelque chose de plus vertigineux qu’une simple histoire d’amour…
Principalement dans le second film, Before Sunset, on comprend que chacun doit faire avec ses souvenirs et l’interprétation qu’en fait l’artiste (comme le personnage de Jesse qui est écrivain). Il y a la réalité, ce que le spectateur voit lui aussi, et on prend conscience des changements de la vie. J’étais intéressé par le support, cette toile romantique qui permet d’évoquer l’existence, la question du temps qui passe à travers des étapes charnières de la vie (le début de la vingtaine, la trentaine, la quarantaine…), la connexion entre deux êtres….
Nous n’avions certainement pas prévu de faire une trilogie. Before sunrise avait un tout petit budget et je ne pensais pas qu’il aurait du succès mais il en a eu. J’ai compris que tout le monde pouvait s’identifier car finalement ça parle d’amour. Julie plaisantait parfois en disant qu’en France les gens aimaient et disaient « c’est chaleureux, on dirait un peu du Rohmer en moins bien » et je trouvais ça très flatteur. Mais je crois qu’Eric Rohmer est un cinéaste bien plus fin, plus intelligent que moi.
On ne prévoyait pas de faire de suite. Cela nous a pris cinq ou six ans pour réaliser que Jesse et Céline existaient toujours et avaient des choses à dire, à raconter.
Un lien fort se créé avec les personnages sur cette période de 18 ans, avec une forme d’interactivité avec le spectateur. Chaque film répond au précédent dans la mémoire, le souvenir.
La trilogie pourrait se résumer à de longues scènes où les deux personnages parlent en marchant, explorent leur existence et modèlent ce lien. D’ailleurs, je ne sais pas si les spectateurs réalisent à quel point c’est difficile pour être acteur de jouer cette simplicité, cette spontanéité, de créer un lien avec son partenaire avec cette quantité de dialogues qui ont l’air improvisés mais qui ne le sont absolument pas. Nous faisions beaucoup de répétitions car on ne pouvait pas couper les scènes et faire du montage, notamment avec Before Sunset. C’était un sacré challenge, très exigeant.
La production de Boyhood a été hors du commun… Pourquoi cette période si longue ?
Je voulais faire une histoire sur l’enfance et la période de douze ans s’est imposée car elle représente toute la scolarité jusqu’à la baccalauréat, ces douze années durant lesquelles on est « coincés ». Je ne pouvais me focaliser sur une année particulière de l’enfance car c’est un tout, c’est la période où on façonne qui l’on va être, où l’on mûrit celui qu’on sera. Et je ne pouvais pas chercher un enfant capable de jouer à la fois un enfant de sept ans et un enfant de 14 ans, c’était impossible.
Du coup, évidemment, je devais faire avec la notion de futur incertain. C’était un grand saut dans l’inconnu. Mais tous les acteurs ont trouvé l’idée excitante. Je savais que la culture évoluerait mais que je ferai avec. J’avais une idée d’histoire que je voulais raconter et je l’ai partagée à chaque acteur. Chaque année, j’écrivais les détails de ce que l’on allait filmer.
Les souvenirs que j’avais de l’enfance ne sont pas les grands moments. Quand je repense à l’enfance, ce sont des petits détails. Observer le ciel, les oiseaux, devoir me faire couper les cheveux de force à cause de mon beau-père. C’est la collection de ces petits moments qui créé l’enfance et qui, pour moi, pouvait fonctionner à l’écran.
Finalement, cet enfant est confronté à des antagonistes qui peuvent lui nuire. Les camarades au collège, le beau-père violent… Et face à ça, il adopte une posture d’évitement, de stoïcisme.
En débutant un film, on a une sorte de vision de ce que le film devrait être, du ton à lui donner et c’était le cas pour Boyhood. Quand on est enfant, les adultes nous imposent leurs recommandations, leurs conseils. On est impuissants. Et en attendant de grandir, il faut s’adapter à la pression et à la folie des adultes. Il y a de nombreux éléments autobiographiques dans le film. Et j’ai toujours eu en tête que je racontais l’histoire d’un enfant qui deviendrait un artiste et qui va donc gérer ça comme un artiste, pas dans la lutte.
Quel est votre sentiment vis à vis de l’époque actuelle. Les années 80 étaient effrayantes à vos yeux, on le voit dans Slacker ou Dazed and confused. Que pensez-vous de l’époque actuelle ?
Je me suis beaucoup amusé dans les années 80, ne vous méprenez pas. Si je devais donner un conseil aux jeunes d’aujourd’hui, je leur dirais : « restez dans l’opposition, passez du temps avec vos amis ». En fait, c’est toujours une mauvaise période face au mainstream. Et l’heure actuelle est particulièrement laide. Mais c’est peut-être l’opportunité pour la jeune génération de prendre la parole en opposition, de participer à la critique de ce qui se joue. On a besoin de ces voix qui elles mêmes ont besoin de plus d’espace pour exister.
Morceaux choisis. Propos recueillis et édités par Thomas Périllon. Paris, 30 novembre 2019
L’exposition « Le cinéma, matière-temps » se tient jusqu’au 6 janvier 2020. Accès libre.