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ROBERT GUÉDIGUIAN | Interview

Les années passent, les films défilent (Twist à Bamako est son 22e long-métrage) mais Robert Guédiguian ne change pas. Il faut croire que cultiver certaines valeurs aide à rester vertical. Loin de Marseille, son cinéma est plus que jamais animé par un humanisme lucide. Il revient enchanté de son expérience africaine, heureux d’avoir filmé des nouveaux visages. Le militantisme, la danse, l’Afrique et le cinéma. Rencontre avec un homme fidèle à ses convictions, qui vient de signer un grand film populaire.

Le film pourrait s’intituler Bal tragique à Bamako. Cette révolution s’achevant, hélas, dans une confusion loin des espoirs soulevés.

Robert Guédiguian : On essaie d’analyser les raisons de la contre-révolution, animée par ce qu’on pourrait appeler la bourgeoisie nationale, c’est-à-dire les grands commerçants de Bamako, et aussi par les puissances féodales représentées par les chefs de village. La France accompagnait dans l’ombre ces contre-révolutionnaires. Elle préférait un modèle à la Senghor ou Houphouët-Boigny plutôt que Keita ou Sékou Touré.

Face à la contre-révolution, que faire ? Inévitablement, le régime se durcit ou cherche des compromis. Mon personnage principal s’y oppose fortement, il pense que c’est une erreur stratégique – je le pense aussi, bien sûr. Il faut garder le souvenir de ce chemin possible pour l’Afrique. Un autre personnage dit que l’indépendance sans le socialisme n’est pas possible. C’est tout à fait vrai, les pays africains ne sont toujours pas indépendants aujourd’hui. Que se serait-il passé si cette voie avait continué à être explorée ? On peut se prendre à rêver.

Le générique rend hommage à Malick Sidibé qui a incarné une voie de liberté.

Oui, Sidibé collait complètement à son époque : il était jeune, joyeux, révolutionnaire. Il a essentiellement photographié la jeunesse de Bamako en liesse. Il y avait des clubs de danse à tous les carrefours, c’était la fête de la musique permanente. Il a cru à ça. Le film est effectivement parti de ses photos que je trouvais très belles.

Vous avez fait appel une nouvelle fois à Gilles Taurand, votre complice habituel pour les récits historiques.

Toujours ! Gilles est un érudit, c’est un homme qui a un certain âge, qui a aussi vécu en Afrique. Il sait travailler sur des documents, il a sens de la synthèse. Tous les scénaristes n’ont pas toutes les qualités, c’est une erreur de le penser. Certains ne savent pas écrire de chansons, d’autres ne sont pas à l’aise avec la comédie… Quand je ne travaille pas sur des fictions totales, je fais appel à Gilles. Sur des histoires plus personnelles, plus intimes, je travaille davantage avec Serge Valletti qui est un ami et a aussi beaucoup écrit pour le théâtre. Je vais bientôt tourner un film écrit avec lui.

Twist à Bamako

Parmi vos scénaristes, on compte aussi Ariane Ascaride.

Oui, elle a eu l’idée originale du Voyage en Arménie qu’elle a écrit avec Marie Desplechin, pendant que moi je fabriquais un autre film. Elles ont écrit un premier jet sur lequel je suis intervenu dans un second temps.

C’est elle qui a voulu que le personnage traverse l’Arménie en talons hauts ?

On a toujours pensé que cette fille était en déséquilibre. Je ne me souviens plus très bien, mais je crois que c’était mon idée. Et j’avoue avoir un faible pour les talons hauts, de manière tout à fait irrationnelle.

Pour revenir à Twist à Bamako, quand on est face à un film qui se passe loin de chez soi, ça demande plus de travail en amont ?

Il y a d’abord un assez gros travail de documentation. J’ai lu la dizaine d’ouvrages essentiels sur cette période, dont deux thèses d’étudiants de Sciences-Po. Sur le tournage, 80% de l’équipe était sénégalaise, quand ils avaient un doute sur leur histoire, ils m’interrogeaient, c’était moi le spécialiste. En réalité, je ne le suis pas du tout mais j’avais travaillé six mois sur le sujet. Avant cela, je connaissais superficiellement l’époque des indépendances. J’avais un souvenir très fort de Patrice Lumumba, dont l’arrestation et l’assassinat m’avait traumatisé quand j’étais petit.

Comment avez-vous recréé Bamako au Sénégal ?

C’est typiquement du cinéma ça. C’est un exercice que j’aime bien. Reconstituer des lieux, des époques qui n’existent plus, c’est excitant. C’est beaucoup de travail de recherche. On a commencé à trouver trois villes et cinq ou six villages. Les villages traditionnels, on les a repérés à 800 km de Dakar, près de la frontière mauritanienne où la terre est plus ocre. Pour les bâtiments administratifs, c’était très facile, c’est la même architecture partout, issue des colonies françaises.

La présence coloniale est absente du film ?

J’en ai volontairement enlevé plus que la réalité.

Le nom de Jacques Foccart est tout de même cité.

Il fallait bien le citer, même si beaucoup de gens aujourd’hui ne savent pas qui il est. Je me devais quand même de citer ce personnage odieux. C’est lui qui a fomenté et dirigé les mauvais coups du colonialisme. Un témoin de l’époque m’a assuré qu’il était présent le jour où Modibo Keita a été renversé.

Pour filmer l’Afrique, aviez-vous des références de cinéma ?

J’ai des amis cinéastes en Afrique. Avec Abderrahmane Sissako on se connaît depuis 25 ans, on se voit régulièrement dans des festivals. Il y a aussi Mahamat-Saleh Haroun, le tchadien, Alain Gomis… Mais je ne fais pas un cinéma de référence, je ne suis pas allé chercher des archives de cinéastes. Je vois des films bien sûr, ça doit infuser, mais mon cinéma n’est pas codé. Je m’occupe toujours de mon point de vue.

Lara ne renvoie donc pas à la Lara du Docteur Jivago, elle aussi prise dans un contexte révolutionnaire, elle aussi violée ?

Non (sourire).

Reconstituer des lieux, des époques qui n’existent plus, c’est excitant.

Le code de la famille, dont il est question dans le film, a t-il une réalité aujourd’hui ?

C’est surtout l’idée du gâchis que je voulais montrer. Mais il y a des femmes aujourd’hui qui se battent. La comédienne qui joue la représentante du comité d’hygiène est une grande militante de la condition des femmes au Sénégal.

Pierre Milon, votre chef opérateur, avait déjà travaillé au Mali.

Oui, il a tourné Wùlu (de Daouda Coulibaly, ndlr) et ça s’était très bien passé. Il a retrouvé une partie de l’équipe technique, le premier assistant, l’équipe déco, des machinos…

C’était davantage un bonus logistique qu’esthétique ?

Oui, parce qu’il s’agissait d’un film très contemporain. Nous avons dû beaucoup rebâtir. Il y avait deux décorateurs, ce qui est exceptionnel, un sénégalais et un burkinabés. L’un des deux, Papa Kouyaté est le fils du grand Sotigui Kouyaté que j’ai souvent vu aux Bouffes du nord.

Vous avez pris des libertés avec la chronologie dans le choix des chansons ?

Le film se passe en 1962, en raison de la révolte des commerçants et cette grande manifestation où le drapeau malien a été brûlé. Et la répression qui a suivi, en partie justifiée, comme je montre dans le film. On a cherché à condenser les huit ans de Modibo Keita sur l’année 1962, en assumant ces petits anachronismes que l’on retrouve aussi dans les voitures – on peut apercevoir une R16, modèle sorti un peu plus tard dans les années 60.

Pour le choix des musiques, vous avez pioché dans votre panthéon personnel ?

Oui, c’est très cher mais c’est très agréable ! C’est la musique de mon enfance. J’ai toujours eu du Otis Redding dans mes différentes voitures, sous forme de mini-cassette, de CD ou numérique. Il y a aussi des morceaux qui correspondent moins à mes goûts. Twist à Saint-Tropez ou Claude François, c’est pas très bon mais c’est emblématique de l’époque.

Vous avez aussi accordé de la place à une musique originale au milieu de tous ces standards ?

On a pensé qu’il en fallait une pour accompagner une sorte de continuum épique. Je voulais une musique classique avec des instruments traditionnels, la kora en particulier. Le compositeur a fait des maquettes. Avant, c’était angoissant parce qu’on découvrait la musique au dernier moment, je me souviens avoir travaillé avec Alexandre Desplat qui se mettait au piano et me disait « là il y aura des cordes, ici il y aura« … Moi qui ne suis pas musicien, je n’entendais rien. Finalement ça s’est bien passé, il était déjà très bon même si c’était son premier film (Ki lo sa ?  – ndlr).

Twist à Bamako

Vous avez dû vous régaler avec les scènes de danse, qu’on retrouve souvent dans vos films ?

Oui, à la fin ça devient des manières d’auteur. C’est vrai que j’aime danser. Enfin, beaucoup moins maintenant, mais j’ai dansé longtemps, ces danses-là en particulier, le rock, le bob, le twist. J’ai donné les premières leçons aux acteurs.

Mais ici, c’est le cœur du film alors que souvent ce sont des parenthèses de légèreté.

Oui, ça fait partie de la libération des corps. On avait négocié les droits à l’avance pour que les acteurs dansent sur les morceaux précis. On les a fait répéter pendant six mois à raison de 2/3 cours par semaine, dans une salle du Marais. Ce sont des danses que les jeunes comédiens ne connaissaient pas du tout.

Les jeunes acteurs sont tous français, pour des raisons de langue ?

Oui, il y a toujours un moment de rupture avec les pays colonisateurs. Les gens parlent, au Sénégal aujourd’hui, beaucoup moins le Français qu’il y a soixante ans. Certains ne le parlent pas du tout, pas un mot. Pour les acteurs, il y a des gens que je trouvais très bons mais qu’on n’a pas pu prendre à cause de leur accent. Stéphane Bak et Diouc Koma étaient déjà dans deux de mes films.

Et le fait que deux acteurs jouaient dans Les Héritiers, c’est une coïncidence ?

Pas du tout. Ahmed Dramé avait même écrit le scénario des Héritiers. Je le connais très bien. C’est pas une coïncidence du tout, ce sont des pistonnés (sourire).

Alice Da Luz est la grande révélation du film, c’est son tout premier rôle ?

Oui et elle est magnifique. Elle est brillante. Elle passait son bac pendant le tournage, elle fait du droit aujourd’hui, elle a vraiment la tête sur les épaules. Elle fait un peu de mannequinat aussi et elle veut passer le concours du Conservatoire, donc vous la reverrez !

On ne sait pas lui donner d’âge quand elle apparaît à l’écran…

Je voulais vraiment qu’elle ait l’air très jeune et comme elle est toute malingre, ça marchait et c’était important pour évoquer les mariages forcés avec de très jeunes filles.

On a vu renaître des expériences plus solidaires au moment de la pandémie.

Le film s’articule aussi autour d’un conflit de générations qui est un thème qui infuse beaucoup vos films depuis une dizaine d’années.

C’était inévitable. Quand j’avais 25 ans, je racontais des histoires avec des personnages de mon âge qui n’avaient pas encore d’enfants. Après ils en ont eu, puis aujourd’hui je raconte des histoires avec des petits-enfants. En dehors des films historiques, mes scénarios parlent toujours très très précisément de ma biographie, toujours de manière voilée. Ce n’est jamais de l’auto-fiction. Pour utiliser une formule pagnolesque, je dirais que la deuxième génération est apparue naturellement (rires). Donc ce n’est pas un motif intentionnel, mais maintenant je travaille avec ces générations multiples. Dans Gloria Mundi, la nouvelle génération était plutôt mal en point, c’était même assez terrible, je voulais crier ça. Dans le prochain en revanche, tout va bien.

Dans vos premiers films, vos personnages auraient pu se confronter avec leur parents ?

Oui, c’est un drôle de truc le conflit de générations. D’abord moi, je n’en ai eu aucun mais peut-être parce que la transmission se faisait davantage, en tout cas du point de vue politique, syndical, etc. Mon père était ouvrier et, à 14 ans, j’étais déjà militant communiste. Aujourd’hui c’est vrai que c’est plus tendu, je crois. Il y a des raisons matérielles, de travail, d’indépendance qui changent tout. Il y a des gens qui ont deux générations à charge, leurs enfants et leurs propres parents, parfois trois.

Y a t-il aussi des tensions autour des valeurs ?

Oui, c’est vrai que les solidarités et les partages existaient plus dans les années 50/60. Ce n’est pas de la nostalgie, il y a eu une étude récente sur ce sujet. La réussite individuelle était moins mise en avant, survalorisée. On a vu renaître des expériences plus solidaires au moment de la pandémie. Dans les moments de crise, on se souvient qu’on pourrait être solidaires. Pendant la pandémie, il y a eu de belles choses.

Y compris tout en haut de l’État ?

Le « quoi qu’il en coûte » ? Effarant !

Il y a un très beau personnage dans le film, c’est le père de Samba, un patron pris dans ses contradictions et dépeint avec humanité.

Ce sont des choix de scénariste. Ce personnage est intéressant dans ses complexités. C’est un type qui se fout complètement de la santé de ses ouvrières mais qu’on voulait par ailleurs plutôt bonhomme. Ce n’est pas un leader.

On en arrive presque à accepter sa polygamie.

Ce n’est pas une histoire d’acceptation mais il y a des cas de polygamie qui se passent bien. Là, les trois épouses sont très solidaires de leur mari, elle le défendent face à Samba. Je voulais vraiment donner à Issaka Sawadogo un rôle comme celui-ci. Je l’adore mais il joue toujours des méchants dans des films internationaux. À l’international, il y a des stéréotypes et lui joue le noir méchant de service. C’est comme ça que Simon Abkarian s’est retrouvé dans un James Bond. Issaka est quadrilingue, il a longtemps vécu en Norvège, il écrit aussi. Je lui ai proposé un contre-emploi.

Les personnages du frère et du mari de Lara sont davantage traités en duo comédie.

Oui j’aimais beaucoup ces deux acteurs. D’ailleurs, tout le tournage a été une expérience humaine formidable. On peut pas tout traiter. C’est un peu comme dans les films de John Ford : il y a une histoire extrêmement forte au premier plan, dans le saloon, et puis au fond, il y a deux mecs qui boivent des coups, qui se renversent une bouteille sur la tête. Ce sont des saillies comiques à l’intérieur d’une trame très droite, très construite et très narrative.

Twist à Bamako

Plus généralement, les acteurs devaient être contents de jouer des rôles un peu différents de d’habitude ?

Ah ça, pour une fois, ils ne jouaient pas des vendeurs de drogue ! C’est vrai qu’en France, les acteurs noirs ne jouent pas souvent des héros révolutionnaires.

On constate tout de même une certaine évolution.

Un tout petit peu, c’est vrai, surtout avec les acteurs arabes.

On voit de jolis rôles chez Trividic, chez Audiard.

Oui c’est juste, c’est moi qui ai produit Trividic d’ailleurs (sourire).

On a vu renaître des expériences plus solidaires au moment de la pandémie. Dans les moments de crise, on se souvient qu’on pourrait être solidaires.

Cette expérience heureuse pourrait vous inciterait à tourner plus souvent à l’étranger ?

Le problème c’est que je n’ai pas le don d’ubiquité et que je ne ferais pas tous les films que je voudrais faire. Si j’avais dix ans de moins, je referais un film en Afrique, plus contemporain.

On m’a proposé cinq ou six fois des choses en France mais pas à Marseille, ça ne m’intéresse absolument pas. C’est soit Marseille, soit un autre théâtre, Beyrouth, l’Arménie ou l’Afrique.

Le titre du film a toujours été celui-ci ?

On a changé. Le titre de l’exposition de Sidibé, c’était Mali twist, qui est aussi le nom de la chanson sur laquelle je filme Lara au ralenti avec sa nouvelle robe. Une chanson de Boubacar Traoré, qui était quasiment l’hymne national à l’époque. On a longtemps hésité, on a gardé en parallèle deux titres de travail et puis on a fini par choisir Twist à Bamako.

Au risque de la connotation mauvais polar ?

Oui, j’avais un peu peur de ça, je me disais ça fait un peu OSS 117, un auteur de droite (rires) ! Et puis tout le monde me disait qu’avec mon nom sur l’affiche, jamais personne n’allait penser que j’avais fait un film de série B d’espionnage.

Le côté idéaliste de Samba vous ressemble beaucoup non ?

Samba, c’est moi ! Quand j’étais adolescent, il y avait le militantisme dans la journée et la danse le soir. J’ai même prêté ma moto au personnage.

Donc les deux autres, ce sont Malek Hamzaoui et Gérard Meylan ?

Voilà c’est ça (rires) ! Mais je n’ai pas de traître, Malek et Gérard sont toujours là.

Une dernière question décalée, que faites-vous le jour de l’année où Ariane Ascaride décide de rester au lit pour sa relecture annuelle de Madame Bovary ?

Ah (rires) ! Je n’ennuie, je me demande ce qu’elle fout, je l’appelle dix-huit fois. C’est vrai qu’elle fait ça et ça me rend dingue parce que je suis plutôt nerveux, donc je m’agite tout seul (sourire).


Propos recueillis lors d’une table ronde et édités par F-Xavier Thuaud pour Le Bleu du Miroir


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Crédits photo : FX-Thuaud / Le Bleu du Miroir