THE WITCH | Féminisme diabolique
La Bobinette flingueuse est un cycle cinématographique ayant pour réflexion le féminisme, sous forme thématique, par le prisme du 7e art. À travers des œuvres réalisées par des femmes ou portant à l’écran des personnages féminins, la Bobinette flingueuse entend flinguer la loi de Moff et ses clichés, exploser le plafond de verre du grand écran et explorer les différentes notions de la féminité. À ce titre, et ne se refusant rien, la Bobinette flingueuse abordera à l’occasion la notion de genre afin de mettre en parallèle le traitement de la féminité et de la masculinité à l’écran. Une invitation queer qui prolonge les aspirations d’empowerment de la Bobinette flingueuse.
Attention, l’article révèle quelques éléments de l’intrigue.
Féminisme diabolique
Il était une fois, deux enfants abandonnés à l’orée du bois, où se terre une étrange et vieille femme. C’est ainsi que commencent tous les contes de notre enfance : par la peur omniprésente de créatures féminines. Des sorcières maléfiques, perfides et jalouses d’un idéal de pureté et d’innocence qu’elles cherchent à détruire. Ce sont les damnées de la société, ivres de cruauté et de puissance. La figure de la sorcière, contrairement à son égal masculin, est essentiellement mauvaise. Le cinéma ne cesse de la métamorphoser : en une femme-enfant joviale, amusante et surtout inoffensive ou en une vieille femme laide exilée dans la forêt. C’est pourtant une figure matricielle du cinéma d’horreur : de Suspiria au Projet Blair Witch, la sorcière est toujours à l’origine de la peur. Jusqu’à The Witch, premier long-métrage de Robert Eggers sorti en 2015, qui propose une vision austère du folklore de la sorcière à travers un regard contemporain. La peur n’est pas là où on l’attend.
L’Amérique, terre maudite
Nouvelle-Angleterre, 1630. Les Pères pèlerins viennent tout juste de s’installer dans le berceau de la nation américaine. Les tensions religieuses se font pourtant déjà sentir : victimes des séparatistes religieux, William et Katherine et leurs enfants, Thomasin et Caleb sont condamnés à l’exil hors des colonies, à la lisière d’une forêt. La terre est infertile, les récoltes pourrissent, la famine se fait sentir. Du sol noir et poussiéreux ne pousse que la mort. La caméra pose un regard d’un réalisme froid, avec un aspect quasi-documentaire, très influencé par le folklore. Le traditionnel « inspiré d’une histoire vraie » est alors pertinent car authentique : la terreur naît d’une réalité historique, souvent romancée. Soixante ans avant les procès de Salem que l’Amérique cherche encore aujourd’hui à exorciser.
Une femme est pire qu’un démon
Thomasin, fille aînée de la famille, porte la culpabilité de son genre depuis sa naissance. Son nom est révélateur de la malédiction dont elle souffre : elle est Thomas, l’apôtre qui a douté de la résurrection de Jésus auquel lui est associé le suffixe « sin », le pêché. Elle n’est pas baptisée, donc son existence même ne mérite pas l’accès au Paradis. Dès sa première apparition, et après avoir été exilée avec sa famille hors des colonies, Thomasin se confesse : elle néglige la prière, désobéit à ses parents et manque le sabbath, dont la connotation est ici déjà ambiguë : il désigne la cérémonie protestante sacrée qui célèbre le septième jour de la Création. Mais de la bouche de Thomasin, le mot prend un sens prophétique, presque interdit : c’est le rituel occulte des sorcières, qui dansent autour du diable et s’élèvent dans le ciel. Elle sera coupable du malheur qui s’abat sur sa famille, parce qu’elle a pêché. Sa confession est annonciatrice : le pardon de Dieu tant attendu n’arrivera jamais, Dieu l’a abandonnée. C’est Satan qui entendra sa prière.
La religion, omniprésente dans la routine familiale, est rongée par le mal. C’est cette volonté immuable du bien qui va faire naître le vice. Les malheurs dont Dieu ne répond pas poussent les femmes dans la perversité. Katherine est une figure maternelle complexe. Elle est cruelle envers Thomasin, l’accuse des maux de la famille et la hait. Thomasin n’a jamais de témoin : c’est elle qui a perdu Samuel, le dernier né de la fratrie, et Caleb, c’est sa parole contre celle des autres. Or sa parole n’a pas de valeur. Elle doit hériter du fardeau de sa mère : celui d’être une femme. Katherine veut être pieuse et ne cesse d’implorer Dieu. Elle voit mourir ses fils, ceux qui sauront protéger la descendance familiale ; et veut se débarrasser de sa fille pour la vendre à une autre famille.
Elle croit être la femme de Job : une mégère terrassée par la mort de ses enfants et qui doute de Dieu. Selon le Livre de Job, c’est aussi celle qui revend ses cheveux à Satan contre de l’argent et de la nourriture. Dieu est sourd, mais l’enfer est pavé de bonnes intentions. Elle est coupable d’être une mauvaise mère et son chagrin la plongera dans la folie, dans une hystérie oserait-on dire. Jusqu’à cette nuit inquiétante, mi-songe mi-réalité, où un corbeau lui dévore le sein duquel s’écoule du sang. Le lait maternel est maudit, elle n’est plus femme car infertile et impure, elle a enfanté le mal.
Eros et Thanatos
Dans The Witch, l’existence de la sorcière dans la diégèse n’est pas un mystère et son apparition ressemble à celle d’un conte. À l’orée du bois, la sorcière s’empare du nouveau-né pour accomplir sa cérémonie noire. La forêt obscure, la cabane au fond des bois et la pleine lune : autant de topoï qui insufflent à la sorcière son côté légendaire. C’est dans les ténèbres que cette dernière célèbre la mort : elle se baigne dans le sang pur du nourrisson pour retrouver sa jeunesse éternelle. Elle se métamorphose : c’est à la fois une créature laide au corps putréfié, véritable démon ; mais aussi une jeune femme sensuelle aux longs cheveux noirs et bouclés. Elle incarne à la fois Eros et Thanatos, symbole d’érotisme et de mort. Sa beauté est fatale. C’est une tentatrice qui ensorcelle les hommes pour les dévier du chemin de Dieu.
La Femme tentatrice
La sexualité féminine est profane et vient faire imploser l’ordre familial. Thomasin devient une femme, et son corps se transforme. Sa féminité naissante est alors un vice : elle attise les regards érotiques de son frère Caleb. Son père, lui, souffre d’une absence de virilité : il ne sait prendre de décision et se soumet à la colère de sa femme. Sa compassion pour Thomasin lui fait perdre toute autorité. C’est elle qui est accusée de séduire, par ses formes naissantes. Son corps est diabolique. L’insulte ultime sera proférée par sa mère : Thomasin est une putain. Dans un langage jusqu’ici pieux et sacré, l’injure prend une dimension d’interdit : Thomasin est innommable et mérite les enfers.
La religion, le Christianisme ou l’Islam, a bâti cette croyance que la femme est une tentatrice. Elle est à l’origine du péché : c’est Ève qui a maudit l’humanité en succombant au Serpent et au Fruit Défendu, dans la Genèse. Le plaisir leur est interdit : elles seront condamnées à enfanter dans la douleur. Il y a aussi cette injonction à se couvrir : le corps féminin attire les hommes. Ne pas montrer ses jambes, sa poitrine, ses bras ni ses cheveux, autant de parties du corps féminin à cacher des yeux des hommes qui pourraient succomber au vice. Celle qui ose se découvrir est une catin, elle invite au vice suprême, celui de la luxure et du plaisir de la chair, et se détourne des valeurs morales. Aussi vrai au XIVème siècle qu’en 2018 : s’il est désormais mal vu de se couvrir pour des convictions religieuses, celle qui se dénude doit également porter le poids de son choix. Une société malade, qui cherche à la fois à trop se débarrasser et à conserver des valeurs religieuses, mais qui remet toujours la faute sur la femme. Celle qui affirme son corps et sa sexualité est considérée comme de petite vertu : toujours une « putain » à qui il arrivera des malheurs, et qui les aura bien cherchés.
Libres de jouir
Pactiser avec le diable se révèle être l’ultime solution. Thomasin, les cheveux détachés et la pureté ensanglantée, se tourne vers celui qui l’a toujours écoutée. Débarrassée de la haine de sa famille, et de la culpabilité d’exister, Thomasin s’abandonne à Satan. Devant lui, la jeune fille se déshabille. Sa nudité est alors monstrueuse mais belle, la lumière chaude qui se reflète sur son corps semble venue des enfers. Elle est habitée par le démon, et devient la sorcière tant redoutée. Lucifer la mène auprès de ses sœurs. Dans l’obscurité résonne le chant sacrilège des sorcières. Le sabbath se déroule selon cette esthétique légendaire : des femmes nues, isolées dans la forêt qui dansent autour du feu, observées par le bouc noir. L’image fascine : il s’en dégage une puissance dangereuse. C’est dans le mal que s’accomplit la féminité : la nudité et l’acceptation du corps féminin inspirent une liberté destructrice. Libres de jouir de leur corps, d’une sexualité épanouie et de leur féminité que la religion tente de refréner. Libres de succomber à la tentation du plaisir et du péché.
Célébration de la féminité
La fin de The Witch n’est pas la tragédie que l’on pourrait croire. Libérée du véritable enfer de sa famille et du patriarcat religieux, Thomasin s’élève au milieu de ses sœurs, affranchie du fardeau de son genre et célèbre sa féminité. L’image finale est fascinante : les bras levés vers le ciel, Thomasin revêt une position presque christique. Le symbole est fort : le sacré au féminin ne peut que s’incarner dans le mal. Une croyance païenne qui célèbre le corps et les femmes, à l’opposé des religions traditionnelles. Thomasin devient la messie : figure féminine inspirante et délivrée des hommes. On ne peut plus en douter : la femme est toute puissante. La sorcière n’est pas brûlée, elle s’élève dans la nuit, fière et indomptable.
Le véritable vice lui se terre dans la sainte volonté du Bien, puisque la femme n’y a pas sa place. La religion n’a de cesse de vouloir brimer le corps des femmes. Aujourd’hui encore, dans une Amérique puritaine, c’est elle qui cherche à dicter la bonne morale : l’interdiction de l’IVG, le rejet des communautés LGBT, le droit à la contraception, autant de combats que les féministes cherchent à gagner, mais que la religion rejette car ils vont à l’encontre de la volonté divine, celle de la vie et de l’enfantement. Il est devenu courant d’insulter les féministes de sorcières, avec en tête l’image de vieilles femmes hystériques. Or c’est plutôt leur volonté de créer une sororité forte, soudée et indépendante que redoutent certains hommes. Leurs luttes rappellent celles des sorcières : elles appellent à une libération sexuelle, aux « péchés » de l’avortement et de l’homosexualité, à tout ce que la religion méprise.
Féministe comme sorcière, ce sont toutes deux des figures inspirantes et progressistes, qui affirment leur corps et leur sexualité avec fierté. La sorcière n’est pas un monstre, c’est le regard des hommes qui la rend terrifiante. Les femmes de pouvoir effraient, parce qu’elles sont libres.
Pour aller plus loin
A lire : Les Sorcières de la République – Chloé Delaume
A écouter : Qui sont les sorcières – Conférence France Culture
Synopsis
1630, en Nouvelle-Angleterre. William et Katherine, un couple dévot, s’établit à la limite de la civilisation, menant une vie pieuse avec leurs cinq enfants et cultivant leur lopin de terre au milieu d’une étendue encore sauvage. La mystérieuse disparition de leur nouveau-né et la perte soudaine de leurs récoltes vont rapidement les amener à se dresser les uns contre les autres…