William Friedkin | Rencontre
Jeudi 11 juin, une poignée de web-journalistes et blogueurs chanceux – dont nous faisions partie – ont pu assister à une projection privée de Sorcerer [qui sera de retour en salle le 15 juillet, dans une version restaurée] et, cerise sur le gâteau, William Friedkin a répondu aux questions à l’issue de la séance. Le jeu de questions/réponses s’est vite mué en masterclass, voire, en one-man-show (notamment lorsqu’il s’est mis à imiter les prises de tête de Benicio del Toro pour entrer dans la peau et dans l’esprit de ses personnages)… Pendant plus d’une heure, l’auditoire passionné à bu les paroles de ce monstre sacré du cinéma – L’Exorciste, French Connection, La chasse, Police Fédérale Los Angeles, Bug, Killer Joe… – qui est l’intelligence, l’élégance et l’humour incarnés. A notre tour de partager avec vous les passages les plus marquants de son intervention. Morceaux choisis.
Sorcerer n’est pas un remake
William Friedkin : Je ne voulais pas faire un remake. Quand j’ai rencontré Henri-Georges Clouzot, je lui ai dit que Le Salaire de la peur était un chef d’œuvre. C’est comme avec Hamlet, il y a eu des milliers de mises en scène différentes, mais ce ne sont pas des remakes. Sorcerer est une nouvelle version d’un thème et d’un roman [de Georges Arnaud] qui sont éternels. L’idée que si quatre hommes, étrangers les uns aux autres, qui se détestent, exploseront s’ils ne coopèrent pas est une image de notre monde. Chaque nation menace d’autres nations – les Etats Unis ont menacé plein de monde – mais si on ne s’entend pas, on va tous exploser.
Sorcerer a été rejeté à l’époque de sa sortie. Le voir revenir dans tant d’endroits autour du monde… J’en éprouve un sentiment de rédemption.
Des toiles de Van Gogh à la toile de Friedkin
W. F. : Quand je pense à Sorcerer, je pense à Vincent Van Gogh qui a fait plus de 3.000 œuvres sans en vendre une seule – ou peut-être une seule – de son vivant. Aujourd’hui, il faut être milliardaire pour acheter une de ses toiles. Pourtant, les peintures sont les mêmes qu’à l’époque. Alors, je me pose la question : Est-ce parce que les sensibilités sont radicalement différentes aujourd’hui ? Comment aller du rejet absolu à l’acceptation absolue ?
Que Sorcerer sorte en Blu-ray, qu’il puisse être vu désormais dans le monde entier grâce à des gens comme Manuel Chiche, cela lui donne une seconde vie. Van Gogh n’a jamais vu son œuvre acceptée de son vivant. Je pense qu’il savait qu’il avait du talent, sinon, il n’aurait pas signé autant d’œuvres. Sorcerer a été rejeté à l’époque de sa sortie. Le voir revenir dans tant d’endroits autour du monde… J’en éprouve un sentiment de rédemption qu’un des plus grands artistes du monde n’a jamais pu connaître.
Si vous croyez qu’il y a quelque chose après la mort – mais peut-être êtes vous cartésiens – j’aime penser que, quelque part, Van Gogh sourit en voyant tout ce qui est arrivé et que son esprit survit à travers son travail.
Son film le plus personnel
W. F. : S’il y a un film auquel je tiens, c’est Sorcerer. J’ai fait une quinzaine de films en quarante ans et c’est le seul qui est proche de moi car il reflète l’attitude que j’ai face à la vie : il y a des désillusions, puis de l’espoir, des déceptions… C’est tout ce qui fait notre quotidien. Nous tombons amoureux, nous avons des enfants, des amis, mais on sait que la mort frappera à la porte. Sylvester Stallone m’a dit un jour qu’il s’attendait à ce que quelqu’un vienne frapper à sa porte et lui dise « Ta famille, tes amis, tes meubles… On te reprend tout. » Cela m’a marqué.
La rencontre avec Clouzot
Lorsqu’il a su que je travaillais sur Sorcerer, Clouzot a fait une grande fête, ses amis ont débarqué avec des cotillons et des chapeaux pointus. (rires) Je l’ai rencontré en 1974, quelques années avant de commencer le tournage. Il n’allait pas bien, il n’avait pas beaucoup d’énergie. Il ne lui restait que deux ans à vivre. Il a compris ce que j’allais faire, mais il n’a pas dit « C’est merveilleux ». Il savait que Le Salaire de la peur avait un statut culte depuis sa sortie aux Etats-Unis, mais il n’avait pas été vu par un large public.
Je lui ai dit que j’avais été inspiré par son film et que je voulais mettre son nom au générique, tout en lui promettant une partie des pourcentages. Mais il est mort avant que le film sorte. Les droits appartenaient à Georges Arnaud [l’auteur du roman] et lui et Clouzot ne se parlaient plus depuis longtemps.
Je n’ai jamais auditionné un acteur. C’est au feeling que je sais.
Le choix de Bruno Crémer
J’ai vu Bruno Crémer [qui joue Victor Manzon/Serrano dans Sorcerer] dans un film de Claude Lelouch [Le Bon et les méchants]. Alain Resnais, qui était l’un de mes amis, m’a présenté à sa directrice de casting, c’est comme ça que je l’ai rencontré et je l’ai beaucoup apprécié. C’est aussi dans un autre film de Lelouch, L’amour, la vie, la mort, que j’ai vu Amidou [qui incarne Kassem/Martinez dans Sorcerer]. Je n’ai jamais auditionné un acteur. Quand il arrive dans la pièce, je lui parle et je me fie à mes impressions. C’est au feeling que je sais que ce sera ou non la bonne personne pour le rôle.
Un tournage très périlleux
W. F. : L’ambiance sur le tournage était tendue. Tout ce qu’on voit dans le film, il fallait le faire. Il n’y avait pas d’effets spéciaux générés par ordinateur, pas de miniaturisation… Sorcerer est l’un des derniers films tournés sans CGI. Chaque plan, chaque décor (la ville miséreuse, la jungle…) existaient. Les gens étaient malades. J’ai attrapé la malaria qui m’a fait perdre une trentaine de kilos. J’avais l’air d’un cadavre. Chaque membre de l’équipe savait que sa vie était menacée, qu’il pouvait être blessé ou mourir.
Un décor mystique
L’une des dernières séquences de Sorcerer a été tournée sur une terre sacrée Navajo, au Nouveau-Mexique. C’est un paysage irréel, presque lunaire. C’est un paysage qui reflète l’esprit du personnage de Roy Scheider, qui se dissocie de la réalité. Il devient fou. Il est alors prêt à mourir. Je pensais que ce paysage était le meilleur décor pour ce passage du film. Depuis, aucun autre film n’a pu être tourné sur cette terre sacrée.
La découverte de Tangerine Dream
W. F. : Quand L’Exorciste est sorti en Allemagne, je suis allé présenté le film dans plusieurs villes. Après une séance, un homme, qui travaillait pour Warner Bros Allemagne, m’a parlé d’un trio de musiciens qui s’appelait Tangerine Dream et qui allait donner un concert dans une église abandonnée dans la forêt noire. Cela m’a semblé intéressant. Le concert avait lieu à minuit, dans l’obscurité des bois. Il n’y avait aucune lumière dans le public composé d’une centaine de jeunes. Ces trois garçons ont joué pendant quatre heures. La seule lumière était celle que dégageaient leurs instruments électroniques. La musique était hypnotique, il n’y avait aucune chanson, que des morceaux, très rythmiques. Je les ai rencontrés après le concert. Leur leader, Edgar Froese est mort il y a quelques mois [le 20 janvier 2015 – ndlr].
Je n’ai pas de problème avec les remakes… Je voudrais seulement que le film soit respectueux de mon travail, qu’il ait une vision originale.
Je leur ai dit que j’ignorais quel serait mon prochain film mais que je voulais utiliser leur musique : « Je vous enverrai le scénario et vous dirai comment je l’imagine. Je ne vous montrerai pas le film pour que vous écriviez votre musique. Je veux que votre musique inspire le film.» Ils ont enregistré des heures de musiques. J’ai choisi les passages qui me semblaient les plus appropriés. Il y a un CD de cette bande originale qui est sorti. Récemment, ils l’ont enregistré en live, y compris les morceaux que je n’avais pas retenus.
L’idée d’un remake de French Connection…
W. F. : Comment aurais-je réagi si quelqu’un m’avait dit envisager une nouvelle version de French Connection ou Police Fédérale Los Angeles (ce qui est arrivé) ? Comme un père avec son enfant qui va tomber amoureux, se marier et partir… Je n’ai pas de problème avec ça. Je voudrais que le film soit respectueux de mon travail, qu’il ait une vision originale. Je n’organiserais pas une grosse fête, mais je comprendrais. Un réalisateur français a voulu faire le « versant français » de French Connection. Je ne l’ai pas vu, mais cela ne me pose pas de problème en soi.
Benicio del Toro – Tommy Lee Jones, deux écoles d’acteurs
W. F. : J’ai réalisé La Traque simplement car j’aimais les acteurs, Tommy Lee Jones et Benicio del Toro. J’ai fait deux films avec Tommy Lee Jones, c’est un professionnel extraordinaire. S’il accepte un rôle, il ne demande pas quel est le sens de l’histoire, quel est le passé du personnage, ce qu’il pensait de sa mère, de son oncle… Il comprend le personnage. Avec Benicio del Toro, il faut de longues explications. [Il se lance dans une imitation] « Pourquoi dois-je marcher ? Peut-être qu’avant, je suis allongé au sol… »
La quête de l’innocence des acteurs
W. F. : Sur le tournage de L’Exorciste, Linda Blair n’a jamais réellement compris ce que signifiait son personnage, qu’elle était le démon. C’était comme un jeu pour elle. Elle me faisait confiance. Je lui disais : « Aujourd’hui, tu vas prendre un crucifix ensanglanté et tu vas te l’enfoncer dans le vagin. » Et elle m’a répondu (il prend un ton ingénu) :« Ok ! » Dans sa réponse, il y a toute l’innocence de l’enfance. Des années plus tard, elle m’a demandé, en riant : « Billy, comment es-tu parvenu à me faire faire ces choses horribles ? » Un réalisateur, lorsqu’il travaille avec des acteurs ou des actrices doit trouver l’enfant qui se cache en eux.
Comme au temps du muet
W. F. : Quand L’Exorciste est sorti en Thaïlande, ils n’avaient pas le budget pour le doubler ou le sous-titrer alors, toutes les cinq minutes, le film s’arrêtait et un type arrivait devant l’écran avec un micro pour expliquer ce qu’il venait de se passer. Je m’étais promis que cela ne se reproduirait pas avec mon prochain film [Sorcerer, donc]. Je voulais faire un film que tout le monde pouvait comprendre visuellement.
Réaliser des films, c’est faire du tricot : on le construit un plan après l’autre.
Le cinéma américain d’aujourd’hui
W. F. : Au cinéma aujourd’hui, tout le monde vole dans l’espace, on voit des personnes irréelles faire des choses irréelles. Voilà la définition absolue du cinéma américain aujourd’hui.
La scène du poulet dans Killer Joe
W. F. : Je n’ai pas traité la scène du poulet de Killer Joe différemment des autres scènes. Les acteurs sont des adultes consentants, ils savaient ce qui allait se passer. Je pense que ce qui se passe dans cette scène est la chose la plus dégueulasse que l’on puisse faire à une femme pour lui manquer de respect, mais pour moi, il était important de montrer la folie meurtrière de Killer Joe. Il n’y a rien de sexuel là dedans, c’est juste qu’il n’a plus aucun respect pour cette femme qui a trahi toute la famille.
Twitter connection
W. F. : J’adore les réseaux sociaux. J’aime répondre à ceux qui m’écrivent et ça me plait de voir ce qui intéresse les gens sur Twitter ou Facebook.
Un film, ça se tricote
W. F. : Quand on regarde quelqu’un tricoter, on voit de la laine, des aiguilles. Le tricot prend forme point après point. Réaliser un film, c’est la même chose : on le construit un plan après l’autre. La scène du pont dans Sorcerer a l’air dangereuse, mais elle a été tournée un plan après l’autre : l’effet [l’impression de dangerosité] arrive au montage et avec l’ajout du son – que je rajoute toujours après. Il faut voir le film dans votre esprit pour qu’il soit tourné. J’ai écrit Police Fédérale Los Angeles et French Connection : si je ne pouvais pas visualiser mentalement la scène, je ne la filmais pas.
Le cinéma, arme de pacification massive
W. F. : La meilleure manière de communiquer est de rassembler les gens pour leur montrer un film, de Tati ou de Buster Keaton, par exemple, plutôt que de les réunir autour d’une table pour qu’ils se hurlent dessus. Qu’ils soient irakiens, iraniens, syriens, musulmans, chrétiens, juifs, gays ou hétéros… laissons-les regarder un film de Jacques Tati, ça les mettra dans un état d’esprit qui les aidera à se parler et à apprécier la compagnie de l’autre.
Le cinéma sauve des vies
W. F. : J’ai fait mon premier film, un documentaire, pour sauver la vie d’un afro-américain qui attendait dans le couloir de la mort. Il était accusé de meurtre. Ce film l’a sauvé de la chaise électrique. Je pensais qu’un film était l’ultime recours, le dernier tribunal qui pouvait exister. C’est comme ça que j’ai commencé. C’est le pouvoir du cinéma, ça peut sauver la vie de quelqu’un. Après, je suis parti à Hollywood et tout s’est évanoui… [rires]
Propos recueillis et édités par Fabien Randanne pour Le Bleu du Miroir, le 11 Juin à Paris.
Remerciements : Bac films / The Jokers / La Rabbia,